12/11/2011

Une semaine russe (3) : les soirées avec Darius Milhaud


Darius Milhaud - Les Soirées de Pétrograd, op 55 - L'Ancien Régime
Jane Bathori, mezzo-soprano - Darius Milhaud, piano
Enregistré à Paris le 8 Novembre 1928
Mis en ligne par kantorlive

L'Orgueilleuse
Pourquoi, Princesse de Ballet, 
Refuses-tu ta bouche?
Les coulisses du Châtelet
Sont elles si farouches?
Tu n'étais jadis à Moscou
Que fille de cuisine,
Les chauffeurs te baisaient au cou
Qui sentaient la benzine.

C'est en 1919, deux ans après la révolution, que Darius Milhaud compose les Soirées de Pétrograde (le titre comporte bien un e final). La première partie - l'ancien régime - présente six portraits de femmes russes fantasmées. La seconde - la révolution - déroule une galerie de personnages politiques qui incarnent la décadence de la Russie tsariste puis la chute finale des Romanov. 

Ici la polytonalité chère à Milhaud donne des profondeurs inattendues à une badinerie qui, sans prévenir, vire  au macabre - et qui fut fort mal reçue par les premiers émigrés russes qui l'entendirent. Quand on évoque l'illustration musicale de la grande histoire politique on a tendance à penser à de grandes machines comme les symphonies de Chostakovitch - ou plus près de nous les opéras de John Adams, ainsi Nixon in China. Pourtant, composées à chaud juste après l'événement, les pièces courtes que sont les Soirées de Pétrograd se gravent elles aussi dans la mémoire. D'une joliesse vénéneuse, elles ont en même temps la sécheresse du couperet.

Les paroles, pour lesquelles il faut remercier le Lied Archive, sont de René Chalupt. On le retrouve mis en musique chez Francis Poulenc, Georges Auric et Erik Satie. Et on peut encore lire de ses poèmes.

Les extraits chantés ici par Jane Bathori sont indiqués en jaune - dans la seconde partie j'ai intercalé quelques commentaires.

La Révoltée
Ma tourterelle, mon amie
Suit des cours au Gymnase;
Combinant acides et bases
Elle apprend la chimie.
Elle sera prostituée
Et jettera des bombes
Car le sang des reines tuées
Est doux à ma colombe.
La Martiale
Le grand Turc apprend ce qu'il cuit
Aux Kurdes en déroute.
Quand le jeune hetman les poursuit
Par les gorges sans route.
Mais son regard devient dément
Lorsqu'aux hordes soumises
Le vainqueur, changeant de chemise,
Montre deux seins charmants. 
L'Infidéle
O Catherine Ivanowna,
O ma douce colombe,
Quitte ce vieux banquier qui n'a
Déjà qu'odeur de tombe.
On jase dans tout le district
De nos mains désunies.
Songe à mon coeur fidèle et strict,
A sa peine infinie.
La Perverse
Qu'elle était donc tentatrice
Lors du bal au Palais d'Hiver
La gorge de l'Ambassadrice
Sous l'écharpe en tulle vert!
Ce fut, à son gré, l'école
Buissonnière en plus d'un cas
Sous le manteau du Protocole
Pendant quatre mazurkas.
L'Irrésolue
N'écoute pas, Anastasie,
Ce discours qui te trouble.
Repousse ces colliers d'Asie
Ces bagues et ces roubles.
Le bras s'empourpre à l'aventure
Aux champs de Volhynie
Qui sera la rouge ceinture
De tes hanches unies? 
 
 

Darius Milhaud - Les Soirées de Pétrograd, op 55 - La Révolution (extraits) :
La Grand' Mère de la Révolution - Monsieur Protopopoff - Le Convive - La Limousine
Jane Bathori, mezzo-soprano - Darius Milhaud, piano
Enregistré à Paris le 8 Novembre 1928
Mis en ligne par kantorlive

 La Grand' Mère de la Révolution
Qu'un jour à la gare Alexandre,
Rentrant de Sibérie,
La foule la verrait descendre
D'un sleeping-car fleuri,
Eût-elle rêvé d'aventure
Cet accueil amical
Durant sa villégiature
Aux bords du Baïkal?
Catherine Breschko-Breschkovskaïa (1844-1934) était surnommée la Grand-mère de la Révolution Russe (бабушка русской революции). Militante populiste exilée en Sibérie de 1874 à 1898, elle fait partie en 1901 des membres fondateurs du Parti Socialiste Révolutionnaire. Réfugiée en Suisse puis aux Etats-Unis, revenue en Russie en 1905, elle est de nouveau exilée en Sibérie. Libérée en 1917 elle intègre le gouvernement Kérensky. Après la prise du pouvoir par les bolcheviks elle doit fuir de nouveau et meurt en Tchécoslovaquie.
Les journées d'Août
C'est vous qu'au Palais de Tauride,
Funeste privilège,
J'évoque par ce jour torride,
Princesse de collège.
J'oublie
Ouvriers et Soldats
Pour vous, Iphigénie,
Et la fraicheur de ce soda
Me parait infinie. 
Ces journées d'Août peuvent faire allusion à la fois à celles d'août 1792 - véritable chute de la royauté en France - et à celles d'août 1917 à Pétrograd qui voient les bolcheviks revenir sur le devant de la scène et obtenir finalement la majorité au soviet des ouvriers et soldats de Pétrograd, qui siégeait au palais de Tauride. Allusion également à l'Iphigénie en Tauride d'Euripide et de Gluck, à la princesse sacrifiée mais miraculeusement épargnée. Les révolutions parfois immolent les princesses, et ce fut le cas de celle de 1917.
Monsieur Protopopoff
Regardez ce Monsieur qui va
Monter en limousine
Et cause avec Viroubova
Que l'on dit sa cousine.
L'Esprit l'a comblé de ses dons
Et parle en sa parole;
Il enchante les guéridons
Et charme les consoles. 
Alexandre Protopopov (1866-1918) fut le dernier ministre de l'intérieur, réputé dément, du régime tsariste. Anna Vyroubova était demoiselle d'honneur et confidente de la tsarine Alexandra Fiodorovna, femme de Nicolas II. Tous deux étaient sous l'influence de Raspoutine.
Le Convive
Elles t'aiment plus que la vie;
Tu les mettrais au désespoir
Si tu ne venais pas ce soir
Au souper où je te convie.
Viens.
Il y aura sous mon toit
Les plus belles de tes compagnes,
Des roses rouges du champagne
Et une surprise pour toi.
Le Convive décrit, en forme d'invitation, le souper du 29 décembre 1916 au cours duquel le prince Félix Youssoupov et ses complices entreprirent d'assassiner Raspoutine, d'abord en l'empoisonnant avec du vin et des gâteaux au chocolat additionnés de cyanure - c'est la surprise. Le poison ne suffisant pas, trois des conjurés, successivement, tentèrent ensuite de l'achever de plusieurs coups de pistolet, puis en le bastonnant.

La Limousine
Sous la neige, la Rolls Royce 
S'arrête le long du quai. 
Ah! l'étrange, le lourd paquet 
Qu'ils cachent sous leurs pelisses! 
Aux cent cloches de la Néva, 
Tandis que sonnent matines, 
Le très saint moine Raspoutine 
Docile au destin s'en va.

La Limousine est la voiture dans laquelle Youssoupov et les autres conjurés chargèrent Raspoutine, dans son manteau de castor et enveloppé dans un drap, pour l'immerger dans la Néva dont ils durent auparavant briser la glace. Le corps fut remonté le 1er janvier et l'autopsie montra que Raspoutine était encore vivant quand on l'avait jeté à l'eau - docile au destin est ainsi une litote. Moins de dix semaines plus tard, la révolution éclatait.
Le colonel Romanoff
Le soir vient; la bise têtue
Dévaste les bouleaux;
La voix des fontaines s'est tue
A Tsarkoie Selo.
Poursuivant son ombre qu'allonge
Le couchant solennel,
Erre dans le palais de songe
Un pâle colonel.
Plus probablement que le tsar déchu errant en simple uniforme, le colonel Romanoff est Nicolas Konstantinovitch Romanov, grand-duc de Russie et cousin germain d'Alexandre III, l'avant-dernier tsar et père de Nicolas II. Ce Nicolas Konstantinovitch, explorateur de l'Asie centrale et pionnier de la culture du coton au Turkestan, est le dernier héros excentrique - peut-être mouton noir persécuté, peut-être aliéné et kleptomane - de la famille Romanov. Accusé en 1874 d'avoir volé et vendu les diamants d'une icône appartenant à la famille impériale pour faire des cadeaux à sa maîtresse, Fanny Lear, il est déclaré fou, interné et même enfermé dans un carcan. Plus tard il est exilé à Tachkent où il se fait construire un palais - sur lequel il aurait hissé le drapeau rouge après la révolution de février. Le poème de Chalupt le montre retournant à Pétrograd et visitant le palais Alexandre de Tsarskoie Selo où son petit-cousin Nicolas II est enfermé avec sa famille, après son abdication en mars 1917. Nicolas Konstantinovitch était effectivement colonel de la garde à cheval.

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