31/07/2022

L'art de la rixe : comme des poissons que des pêcheurs ont retirés de la mer profonde dans un filet. Tous sont répandus sur le sable, regrettant les eaux de la mer, et Hélios leur arrache l'âme


 

Lovis Corinth - Ulysse combattant les prétendants, 1913
Fresque murale de la villa Katzenbogen 
Tempéra sur toile
Berlinische Galerie, Berlin

 

Le subtil Ulysse examina le grand arc. Il le tendit aussi facilement qu'un homme habile à jouer de la cithare et à chanter tend une nouvelle corde sur une cheville. La corde résonna comme le cri de l'hirondelle. Les prétendants furent saisis de crainte, et changèrent tous de couleur. Zeus tonna fortement, et le patient Ulysse se réjouit que le fils de Chronos lui envoie ce signe. Alors, il saisit une flèche et tira la corde sans quitter son siège. La lourde flèche ne s'écarta point de sa trajectoire, et traversa tous les anneaux des haches.

Se dépouillant de ses haillons, le subtil Ulysse, l'arc dans les mains et le carquois plein de flèches, dit aux prétendants :

«Voici que cette épreuve est accomplie. Maintenant, je vais viser un autre but. Qu'Apollon me donne la gloire de l'atteindre !»

Il parla ainsi, et il décocha une flèche sur Antinoos. Celui-ci allait soulever une belle coupe d'or pour boire du vin, et la mort n'était point présente à son esprit. Mais Ulysse le frappa de sa flèche à la gorge, et la pointe traversa le cou délicat. Antinoos tomba à la renverse. La coupe s'échappa de sa main inerte ; un jet de sang sortit de sa narine. Il repoussa des pieds la table, et le pain et la chair rôtie souillés de sang roulèrent et s’éparpillèrent sur le sol. Les prétendants frémirent quand ils virent Antinoos tomber. Se levant en tumulte de leurs sièges, ils regardaient de tous côtés, cherchant à saisir des boucliers et des lances, et ils crièrent à Ulysse ces paroles furieuses :

« Étranger, tu envoies tes flèches contre des hommes ! Tu ne tenteras pas d'autres épreuves, car ton destin terrible va s'accomplir. Tu viens de tuer le plus illustre des jeunes hommes d'Ithaque ! »

Ils parlaient ainsi, croyant qu'il l’avait tué involontairement, et les insensés ne devinaient pas que la mort étaient sur leurs têtes. Les regardant d'un œil sombre, le subtil Ulysse leur dit : « Chiens ! vous ne pensiez pas que je reviendrais jamais dans ma demeure. Vous pilliez ma maison, et vous couchiez de force avec mes servantes, et vous recherchiez ma femme, ne redoutant ni les dieux ni la vengeance des hommes ! Maintenant, la mort va vous saisir tous ! »

Il parla ainsi, et la terreur les prit. Chacun regardait de tous côtés, cherchant par où il fuirait leur noire destinée. Seul, Eurymaque, lui répondit : « S'il est vrai que tu sois Ulysse, tu as bien parlé en disant que nous avons commis des injustices. Mais il est mort celui qui a été cause de tout. C'est Antinoos qui a été cause de tout. Il voulait régner sur le peuple d'Ithaque et tendait des embûches à ton fils pour le tuer. Maintenant qu'il a été tué justement, aie pitié de nous. Nous te payerons tout ce que nous avons bu et mangé dans ta demeure. Chacun de nous t'amènera vingt bœufs, de l'airain et de l'or, jusqu'à ce que ton âme soit satisfaite. »



Lovis Corinth - Les prétendants combattant Ulysse, 1913
Fresque murale de la villa Katzenbogen
 Tempéra sur toile
 Berlinische Galerie, Berlin



Et, le regardant d'un œil sombre, le prudent Ulysse lui dit : « Eurymaque, même si vous m'apportiez tous ce que vous possédez, mes mains ne s'abstiendraient pas du carnage avant d'avoir châtié l'insolence de tous les prétendants. Choisissez ou de me combattre ou de fuir, mais je ne pense pas qu'aucun de vous échappe à la mort. »

Il parla ainsi, et leurs genoux à tous fléchirent. Eurymaque, parlant une seconde fois, leur dit : « Amis, cet homme ne retiendra pas ses mains jusqu'à ce qu'il nous ait tués tous. Tirez vos épées, opposez les tables aux flèches rapides, jetons-nous tous sur lui, et bientôt, cet homme aura tiré sa dernière flèche. »

Ayant ainsi parlé, il tira son épée aiguë à deux tranchants, et se rua sur Ulysse en criant horriblement, mais le divin Ulysse lança une flèche rapide qui s'enfonça dans le foie. L'épée tomba de sa main, et il tournoya près d'une table, dispersant les mets et les coupes pleines. Lui-même se renversa en se tordant et en gémissant, et il frappa du front la terre, repoussant un siège de ses deux pieds.

Alors Amphinomos se rua sur le magnanime Ulysse, mais Télémaque le frappa dans le dos, entre les épaules, et la lance d'airain traversa la poitrine. Le prétendant tomba avec bruit. Télémaque revint rapidement auprès de son cher père, et lui dit ces paroles ailées : « Ô père, je vais t’apporter un bouclier, deux lances et un casque d'airain. Moi-même, je m'armerai, ainsi que le porcher et le bouvier, car il vaut mieux nous armer. »

Et le prudent Ulysse lui répondit : « Apporte-les en courant. Tandis que j'aurai des flèches pour combattre, ils ne m'éloigneront pas des portes, bien que je sois seul. »

Il parla ainsi, et Télémaque se hâta de monter dans la chambre haute où étaient les armes illustres. Il saisit quatre boucliers, huit lances et quatre casques épais d'airain, et il revint en les portant, puis il rejoignit promptement son cher père. Lui-même, le premier, il se couvrit d'airain, et, les deux serviteurs s'étant aussi couverts de belles armes, ils entourèrent le sage et subtil Ulysse. Et, tant que celui-ci eut des flèches, il en perça sans relâche les prétendants, qui tombaient amoncelés dans la salle. Mais après que toutes les flèches eurent été lancées, il appuya son arc contre le mur splendide, jeta sur ses épaules un solide bouclier, posa sur sa tête un casque épais à crinière de cheval, et saisit deux fortes lances armées d'airain.

Athéna, la fille de Zeus, ayant pris l’apparence et la voix de Mentor, approcha. Ulysse, joyeux de le voir, lui dit : « Mentor, éloigne de nous le danger, et souviens-toi de ton cher compagnon qui t'a comblé de biens, car tu es de mon âge. »

Il parla ainsi et Athéna s'en irrita. Elle adressa à Ulysse ces paroles irritées : « Ulysse, tu n'as plus la vigueur ni le courage que tu avais quand tu combattais contre les Troyens. Tu as tué de nombreux guerriers, et c'est par tes conseils que la ville de Priam a été prise. Pourquoi, maintenant que tu es revenu dans ta demeure, au milieu de tes richesses, cesses-tu d'être brave en face des prétendants ? Allons, mon cher ! tiens-toi près de moi. Regarde-moi combattre, et vois si, contre tes ennemis, Mentor reconnaît le bien que tu lui as fait. »

Elle parla ainsi, mais elle ne lui donna pas encore la victoire, voulant prouver la force et le courage d'Ulysse et de son illustre fils. Ayant pris la forme d'une hirondelle, elle alla se poser en volant sur une poutre de la salle splendide.

Cependant, les prétendants les plus courageux, ceux qui vivaient encore et qui combattaient pour leur vie, lancèrent leurs piques avec ardeur, mais Athéna les rendit inutiles. L'une frappa le seuil de la salle, l'autre la porte solide, et l'autre le mur. Et, après qu'ils eurent évité les piques des prétendants, le patient et divin Ulysse dit à ses compagnons : « Amis, c'est à nous maintenant de lancer nos piques dans la foule des prétendants. »

Tous lancèrent leurs piques aiguës, et les prétendants se réfugièrent dans le fond de la salle. Les vainqueurs se ruèrent en avant et arrachèrent leurs piques des cadavres.

Alors les prétendants lancèrent de nouveau leurs longues piques avec une grande force, mais Athéna les rendit inutiles. Elle agita l'égide au faîte de la salle, et les prétendants furent épouvantés. Ils se dispersèrent dans la salle comme un troupeau de bœufs que tourmente un taon. Ulysse et ses compagnons se ruaient sur les prétendants et les frappaient de tous côtés. Un horrible bruit de gémissements et de coups s'élevait, et la terre ruisselait de sang. (...)

Puis, Ulysse examina toute la salle, afin de voir si quelque prétendant vivait encore, mais il les vit tous étendus dans le sang et dans la poussière, comme des poissons que des pêcheurs ont retirés de la mer profonde dans un filet. Tous sont répandus sur le sable, regrettant les eaux de la mer, et Hélios leur arrache l'âme. Ainsi les prétendants étaient répandus, les uns sur les autres. 
 
Odyssée, chant XXI, trad. Victor Bérard

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