William Kurelek - Farm Boy’s Dreams (Rêves d’un garçon de ferme), 1961
Aquarelle et encre sur panneau
Hirshhorn Museum and Sculpture Garden, Smithsonian Institution, Washington D.C.
Le New York Times vient de publier un rappel bienvenu et imagé de la dette française (non remboursée) envers Haïti.
J'en profite pour republier, pratiquement tel quel, ce billet d'il y a maintenant onze ans où on retrouvera une de mes obsessions personnelles (Meryon), ainsi qu'un parfum de jasmin venu de Tunis insurgée. Principale correction à faire : l'Hôtel de la Marine a bien rouvert ses portes l'an dernier, largement rénové pour 132 millions d'Euros, mais les scénarios envisagés en 2011 ont été légèrement modifiés. Une bonne partie de cette somme viendra de la concession de la moitié de la surface en espace de co-working pour diverses start-up - rassurons-nous, il y aura bien un café et un restaurant de luxe. Le Qatar a cependant refait surface puisque 400 m2 seront occupés par la fondation Al-Thani, pour exposer la collection de la famille régnant sur le pays où les ouvriers du bâtiment ont tendance à mourir jeunes de mort naturelle et où, par ailleurs, "si un supporter brandit un drapeau arc-en-ciel dans un stade et qu'on le lui enlève, ce ne sera pas parce qu'on veut l'offenser, mais le protéger. Si on ne le fait pas, un autre spectateur pourrait l'agresser. Si vous souhaitez manifester votre point de vue concernant la cause LGBT, faîtes-le dans une société où cela sera accepté" (1).
Hélas donc, le scénario préféré des chats n'a pas été retenu. Un jour, peut-être... Revenons donc à 2011...
Luis Buñuel - Gran Casino, 1946
D'accord, rien à voir, le titre c'était juste pour le fun. Gran Casino est le premier film de Luis Bunuel. Ici on parle du dernier long (4 ans) métrage de Philippe Pétain. Mais ça commence aussi dans un grand casino.
Nos coups d'état (plus ou moins) parlementaires sont toujours à double détente. En Brumaire on fait d'abord voter les Conseils (ou ce qu'il en reste) puis on fait ratifier par plébiscite (la Constitution du Consulat). En 1852 on fait plébisciter d'abord le coup d'état et son programme, dans un deuxième temps la nouvelle Constitution, encore (très formellement) républicaine avant une troisième détente : l'Empire Second. Tout cela va très vite, deux mois chez l'oncle, moins d'un an chez le neveu.
C'est encore plus rapide chez le maréchal.
Fin de la troisième République, moins de sang qu'en 1852 (le sang a été et sera versé sur les champs de bataille et dans les maquis). Un brumaire plus rapide et plus expéditif. Brumaire proclamait "la Révolution est finie" (1), le 10 juillet déclare la fin de la République.
I. — L’ancien ordre de choses, c’est-à-dire un régime politique de compromissions maçonniques, capitalistes et internationales, nous a conduits où nous sommes.
La France n’en veut plus.
II. — La lutte des classes a divisé le pays, empêché tout travail profitable, permis toutes les surenchères de la démagogie. Le relèvement de la France par le travail ne peut être réalisé sans l’institution d’un nouveau régime social, fondé sur la confiance et la collaboration entre ouvriers et patrons.
C’est ce régime social qu’il faut instituer.
III. — La baisse de la natalité, en diminuant le potentiel de la France, nous a amenés :
— du point de vue militaire, à défendre notre territoire avec une proportion inadmissible de contingents nord-africains, coloniaux et étrangers ;
— du point de vue national, à effectuer des naturalisations massives et regrettables, et à livrer une partie de notre sol et de nos richesses à des exploitants étrangers.
La famille doit être mise à l’honneur.
IV. — La vague de matérialisme qui a submergé la France, l’esprit de jouissance et de facilité sont la cause profonde de nos faiblesses et de nos abandons. Il faut revenir au culte et à la pratique d’un idéal résumé en ces quelques mots : Dieu, Patrie, Famille, Travail.
L’éducation de notre jeunesse est à réformer.
V. — Ces réformes sont trop fondamentales pour qu’elles puissent être accomplies par un personnel usé qui n’inspire plus confiance. La France ne comprendrait pas qu’on la livre encore une fois à lui. Elle en perdrait toute foi en son redressement.
A programme nouveau, hommes nouveaux. (...) Nous sommes d’accord, le général et moi, pour estimer que dans la difficile période actuelle, un régime de paternelle autorité s’impose.(5).
Emmanuel Berl a souligné (6) l'attitude prudente, voire attentiste de Pétain sur la question de la réforme constitutionnelle, comme sur celle de la rupture avec l'Angleterre. Seuls deux hommes avaient des idées bien arrêtées sur les institutions nouvelles et la voie pour les imposer. Weygand d'une part : l'imposition directe d'un régime autoritaire, sans passer par la voie constitutionnelle - ce qui impliquait de s'appuyer sur la seule force subsistante, à savoir ce qui restait de l'armée. Laval d'autre part, qui se faisait fort de faire avaliser par l'Assemblée la déchéance de la République. La note de Weygand date du 28. Mais Pétain ne veut pas renforcer Weygand. Un conseil des ministres restreint se tient le 29 (7), et c'est Laval qui l'emporte. Et la menace de Weygand, Laval l'utilisera comme un épouvantail, pour persuader des représentants déjà apeurés - la Wehrmacht est à moins de soixante kilomètres, et même de Vichy on sent monter la haine envers les élus. À Paul Baudouin incertain du résultat, Laval répond "vous n'avez pas d'expérience. Avec la peur on obtient tout des hommes, car ils sont lâches" (8). Il est sûr de lui : ce ne sera pas un 2 Décembre mais un 18 Brumaire.
Ce n'est que le 8, pourtant, que Laval obtient mandat écrit de Pétain pour présenter sa solution aux Chambres - il a fallu auparavant qu'il écarte d'autres initiatives (9). Durant trois jours, les 8, 9 et 10 juillet, au petit et au grand Casino, Laval s'active, promet, met en garde, flatte.
D'autres se chargent de menacer plus directement :
Quant aux menaces physiques, elles s'exercent surtout contre les leaders, en particulier Léon Blum qui ne peut plus circuler sans être entouré par une sorte de garde de quatre ou cinq députés. Marx Dormoy est l'objet de menaces de mort notamment de la part de Doriot. Pour d'autres, la méthode est différente. C'est ainsi que Marquet conseille à Jules Moch au nom de leur vieille amitié d'être absent le jour du vote pour éviter des ennuis. C'est ainsi que l'on explique sans ambages au député modéré de Moustiers, industriel, que les commandes futures à son usine dépendront de son vote. Louis Noguères a bien résumé la situation : « Les émissaires de Laval allaient et venaient dans tous les sens, accrochant les uns, pelotant les autres. Le jeu des promesses alternait avec celui des menaces plus ou moins déguisées » (10).
Et le 10, les députés et sénateurs présents examinent la dernière loi de la IIIème République.
Une seule motion s'oppose réellement au projet de Laval, celle de Vincent Badie, député-maire radical-socialiste d'un petit village à côté de chez les chats, signée de vingt-sept parlementaires (11).
Laval présente son texte, Dix députés s'inscrivent pour prendre la parole...
Vincent Badie est le neuvième. Lorsque le président Jeanneney donne la parole au premier, Margaine, de nombreuses voix réclament la clôture qui est aussitôt votée à main levée. C'est alors que Vincent Badie commence à gravir les marches menant à la tribune pour prendre la parole mais, au milieu d'une tempête de cris hostiles, il est saisi par le député Fernand Bouisson et par les huissiers et poussé sans ménagement au bas de l'escalier (12).
On passe directement au vote et le projet est adopté par 569 pour, 80 contre et 20 abstentions. Parmi les socialiste, 36 votent contre, dont Léon Blum, et 90 pour. En ce qui concerne les communistes, soixante députés et un sénateur sont absents, déchus de leur mandat après le pacte germano-soviétique. Restent les quatorze députés et le sénateur qui se sont désolidarisés du pacte et ont créé l'Union Populaire Française. Trois d'entre eux votent contre, huit pour, trois ne prennent pas part au vote.
Selon des témoignages concordants (12), c'est Vincent Badie qui pousse, seul, le cri de Vive la République quand même !
Le lendemain Pétain prend, en application du texte voté le 10, deux actes constitutionnels. Le premier est ainsi rédigé :
Nous, Philippe Pétain, maréchal de France,
Vu la loi constitutionnelle du 10 juillet 1940,
Déclarons assumer les fonctions de chef de l'État français.
En conséquence, nous décrétons :
L'art. 2 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875 est abrogé.(2) "Ce sera le premier article du credo qu’imposera le nouveau régime. Imputer aux militaires les échecs militaires est et restera le fait des mauvais citoyens et des mauvais esprits ; on a été battu pour bien des raisons : parce qu’on était trop intelligent, trop jouisseur, qu’on n’était pas assez chaste, pas assez prolifique ; parce qu’on avait de mauvais alliés, parce que les ouvriers n’avaient pas fabriqué assez d’armes, parce qu’on avait trop exalté la liberté, l’égalité et la fraternité, au lieu d’exalter la famille, le travail, l’honneur et la Patrie — mais certes pas parce qu’on avait été mal préparé et mal commandé. Le désastre prouvait surabondamment que Mussolini avait raison contre Herriot, Hitler contre Daladier, contre Reynaud — mais non pas que Keitel ait eu raison contre Weygand, ni Guderian contre Huntziger… On s’indignait que Reynaud ait dit : « Nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts. » Personne ne se rappelait qu’en 1938 Weygand avait déclaré que l’armée française serait victorieuse « si l’Allemagne la contraignait à l’être ». Pétain allait expliquer qu’en 1914 on avait un allié à l’est et qu’en 1940 on n’en avait pas : mais, en 1939, on avait la Pologne : l’État-Major avait-il exigé qu’on la secourût ? En 1938 on avait la Tchécoslovaquie : l’État-Major avait-il exigé qu’on la soutînt ? Le Maréchal avait longtemps siégé au Conseil supérieur de la Guerre, il avait été ministre dans le cabinet Doumergue… Si la ligne Maginot se révélait inefficace, elle n’en était pas moins une des forteresses les plus onéreuses de l’histoire universelle.
Mais il eût été inconvenant de se le rappeler : le responsable de la défaite, le grand coupable envers la Nation, on le connaissait bien : c’était le Front populaire." Emmanuel Berl, La fin de la IIIème République, Gallimard éd. 1968.
(3) La Chambre des députés et le Sénat subsistaient formellement "jusqu'à ce que soient formées les nouvelles Assemblées" - mais étaient ajournés.
(4) selon le témoignage d'Edouard Barthe, questeur de la chambre des députés, "quelques paroles, d'ailleurs défigurées, du général de Lattre de Tassigny, commandant de la région de Clermont-Ferrand, prononcées en présence du général Weygand, alimentèrent la campagne qui, rapidement, créa une vive émotion dans les milieux parlementaire (...) J'ai l'intime conviction que plusieurs centaines de parlementaires, dont je suis, d'abord hésitants, furent entraînés à accorder la confiance au "loyal Pétain" par peur du réactionnaire Weygand" (Edouard Barthe, La ténébreuse affaire du Massilia, une page d'histoire 18 Juin 1940 - Octobre 1940, imp. Paul Dupont, 1945).
(5) Paul Baudouin, Neuf mois au gouvernement (Avril-Décembre 1940), La table ronde éd. 1948, entrée du 28 juin.
(6) "Personne d'ailleurs ne s'étonna que le maréchal ne se souvînt pas des lois constitutionnelles. Et il me semble probable que les Français, s'il avait voulu les consulter, lui auraient su gré de s'en abstenir (...) Pétain est et restera aussi hostile à un renversement d’alliances que plein d’amertume envers
l’allié. S’il avait pensé que la réforme constitutionnelle envenimerait ses rapports — déjà très mauvais — avec le cabinet de Londres, cette considération
l’aurait sans doute détourné de le faire, plutôt
qu’elle ne l’y aurait incité." Emmanuel Berl, La fin de la IIIème République.
(7) Le 29 selon Berl mais seulement le 30 selon Paul Baudouin, Neuf mois au gouvernement.
(8) Paul Baudouin, Neuf mois au gouvernement..., entrée du mardi 2 juillet.
(9) Deux motions concurrentes : une motion Taurines-Boncour, dite des "anciens combattants" qui offrait tout bonnement la dictature au maréchal, et une motion Flandin, plus constitutionnelle, qui lui proposait de cumuler présidence de la République et présidence du Conseil.
(10) Jean Sagnes, Le refus républicain: les quatre-vingts parlementaires qui dirent « non » à Vichy le 10 juillet 1940, Revue d’histoire moderne et contemporaine, tome 38 N°4, Octobre-décembre 1991. pp. 555-589.
(11) "Les parlementaires soussignés, après avoir entendu la lecture de l'exposé des motifs du projet concernant les pleins pouvoirs à accorder au maréchal Pétain, tiennent à affirmer solennellement :
— qu'ils n'ignorent rien de tout ce qui est condamnable dans l'état actuel des choses et des raisons qui ont entraîné la défaite de nos armes,
— qu'ils savent la nécessité impérieuse d'opérer d'urgence le redressement moral et économique de notre malheureux pays et de poursuivre les négociations en vue d'une paix durable dans l'honneur.
A cet effet, estiment qu'il est indispensable d'accorder au maréchal Pétain qui, en ces heures graves, incarne si parfaitement les vertus traditionnelles françaises, tous les pouvoirs pour mener à bien cette oeuvre de salut public et de paix. Mais se refusent à voter
un projet qui non seulement donnerait à certains de leurs collègues un pouvoir dictatorial mais aboutirait inéluctablement à la disparition du régime républicain.
Les soussignés proclament qu'ils restent plus que jamais attachés aux libertés démocratiques pour la défense desquelles sont tombés les meilleurs fils de notre patrie."
(12) Jean Sagnes, Le refus républicain...
(13) Contrairement au compte-rendu du JO, qui l'attribue à Marcel Astier.
(14) « Le président de la République est élu à la majorité absolue des suffrages par le Sénat et la Chambre des députés réunis en Assemblée nationale. Il est nommé pour sept ans ; il est rééligible. »
Et, de Nevinson, déjà.