01/05/2021

Théâtre de mémoire et préférence pour l'oubli (avec un excursus sur les terrae nullius ou terres bonnes à prendre)


Radu Jude - Peu m'importe si l'histoire nous considère comme des barbares, 2019
 
 

Le film de Radu Jude, qu'on peut visionner gratuitement sur Arte.tv jusqu'au 4 mai inclus, est un exercice de fiction documentaire en abyme. Il prend pour héroïne une metteuse en scène qui monte avec la participation de la population et de la municipalité d'une ville roumaine (le film est tourné à Bucarest) un spectacle commémorant les massacres d'Odessa (1) - jusqu'au moment où les édiles et une partie des habitants se rendent compte qu'on veut leur rappeler ce qu'ils préfèreraient oublier. La préférence pour l'oubli est un affect intéressant à creuser et, évidemment, à mettre en scène.


 
 
(1) Entre 1941 et 1944, le régime fasciste roumain d'Ion Antonescu a massacré 250.000 juifs (2), principalement en Bessarabie, Bucovine (3) et Ukraine (où il participait à la guerre contre l'URSS aux côtés des allemands). On estime que le massacre d'Odessa, perpétré par les Roumains, a fait 100.000 morts juifs. Peu m'importe si l'histoire nous considère comme des barbares est une phase prononcée par Antonescu.
 
Une particularité de l'antisémitisme roumain a été la participation d'une bonne partie de la population (sous l'uniforme ou en civil) à la politique d'extermination, par exemple lors du pogrom de Iași.
 
(2) Sur la Shoah roumaine on peut lire en français le livre de Matatias Carp, Cartea Neagra. Le Livre noir de la destruction des Juifs de Roumanie 1940-1944, Denoël, 2009, présenté ici par son éditrice, Alexandra Laignel-Lavastine (4). Pour une introduction il existe ce numéro de la Revue d'histoire de la Shoah (et dans le cas où vous voudriez une étude approfondie, le livre de Jean Ancel en anglais, cité dans le film de Radu Jude).
 
(3) La Bessarabie et la Bucovine du nord, principaux théâtres de tels événements, avaient et ont encore une particularité : provinces perdues au profit de l'URSS en 1940, reconquises en 1941, reperdues en 1944 (et, dans le cas de la Bessarabie devenue Moldavie, toujours disputée) ce sont alors, à l'instar de la Pologne, des sortes de Terrae nullius où l'on pouvait tout se permettre. La Terra nullius, Terre sans maître selon la définition juridique tirée du droit du plus fort, c'est cet espace politiquement labile où les frontières vont et viennent, où les ordres s'instaurent et s'abolissent rapidement. C'est l'Amérique latine du XVIème, l'Afrique et l'Océanie (5) du XIXème, le Moyen-Orient, le Sahel ou la Libye d'aujourd'hui. La Terra nullius est, pour le pire (6) ou parfois pour du meilleur, le laboratoire des ordres nouveaux (7).
 
(4) De Laignel-Lavastine, les amateurs de Cioran, Ionesco ou Eliade peuvent lire avec profit l'étude qu'elle leur a consacrée, Cioran, Eliade, Ionesco, L'oubli du fascisme, PUF 2002 (8).
 
(5)  Sur l'Australie comme Terra nullius, lire le beau livre de Sven Lindqvist.
 
(6) Il est dangereux d'habiter une Terra Nullius, comme ont pu le constater les juifs roumains de Bessarabie et de Bucovine, ou comme vous le feraient remarquer tous ceux qui traversent aujourd'hui, au hasard d'esquifs de fortune, les eaux de la Méditerranée.
 
(7) Il existe une hypothèse de généralisation de la Terra Nullius, c'est celle de la tropicalisation du monde.

(8) Je me souviens encore du regard sourcilleux de ce (pourtant très recommandable) libraire parisien, que j'imagine admirateur de Cioran et qui, me voyant saisir ce livre à l'étalage, murmura : "vous voulez vraiment lire ça ?"... Préférence pour l'oubli, toujours.



 

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