Dans son autobiographie, Not much disorder and not so early sex (1) Fritz Leiber raconte comment il a écrit The Big Time "en cent jours depuis la première idée jusqu'à l'envoi du manuscrit" sous la pression du matériau inconscient accumulé pendant trois années improductives. Années (1954 à 56) qui correspondaient à sa première crise aiguë d'alcoolisme. Suivirent quatre mois passés à s'en sortir à coups de somnifères, et la résurrection - "ma machine à écrire était brûlante, et il en sortait des choses presque automatiquement". Parmi ces choses, outre The Big Time, il y avait deux autres morceaux plus ou moins rattachés au cycle de la Guerre uchronique (Change War dans l'original) : Try and Change the Past et A Deskful of Girls (2).
The Big Time mêle deux thèmes qui étaient déjà classiques en 1957 (4) : le voyage dans le temps et ses paradoxes d'une part, l'uchronie et ses frayeurs rétrospectives, de l'autre. Ils étaient d'ailleurs déjà classiquement mêlés. La fin de l'éternité (Isaac Asimov, The End of Eternity, 1955) et La patrouille du temps (Poul Anderson, Time patrol, 1955) avaient déjà mis en scène ces polices temporelles dont l'objectif est d'empêcher d'éventuels perturbateurs de modifier la trame historique standard. Pour que surtout rien ne change dans le cours prévu par de bienveillante entités super- (ou supra-) humaines réfugiées dans un lointain futur - et pour la continuation du mode de vie du lecteur supposé standard, mâle blanc états-unien du milieu du XXème siècle.
C'est précisément là que Leiber introduit une petite nouveauté.
Fritz Leiber en officier des Araignées lors d'un bal masqué, 1962
Dans The Big Time, le temps est l'enjeu d'une bataille entre deux entités également lointaines et malveillantes, les Serpents et les Araignées. Elles se font la guerre et l'ennemi est l'ennemi, point. Elles ressuscitent des humains (ou des centaures vénusiens venus du futur, etc...) qui leur servent de soldats - et des filles qui seront infirmières/femmes de réconfort (3). Les araignées sont plutôt à l'ouest, et les Serpents à l'est. Ça me rappelle quelque chose.
Les Araignées emploient les grands moyens : côté Ouest les nazis sont plus efficaces, ils vont donc arriver jusqu'au Kansas. Les Serpents ne sont pas en reste, d'ailleurs.
On peut donc ranger The Big Time dans les rangs (serrés) des métaphores SF de la Guerre Froide. Mais avec un correctif : c'est une Guerre Froide où il n'y a pas de gentils. Ne reste que l'angoisse infinie des Démons, résurrectés comme mercenaires par les deux factions belligérantes à un point donné de leur ligne de vie, et qui se demandent lesquels de leurs souvenirs correspondent encore à une réalité soumise à des modifications permanentes.
Mais je me demande parfois si nos mémoires sont aussi bonnes que nous le croyons, si le passé en entier n’a pas été complètement différent de tout ce dont nous nous souvenons et si nous n’avons pas oublié que nous avons oublié.
Fritz Leiber - L'Hyper-temps, trad. française d'Hervé Denès, révisée par Timothée rey, Mnémos éd. 2020
Je me souviens du monde bipolaire, qu'Erri de Luca décrit quelque part comme les deux côtés, pile et face, d'une même pièce de monnaie (5). je suis né dans ce monde biface, et je l'ai vu se modifier quelque peu (6). Je me souviens qu'à la fin des années 1970 on nous annonçait la Fin Hégélienne de l'Histoire ou, à tout le moins, la Fin des Grands Récits. Certes, me disais-je in petto (7), nous nous sommes un peu raconté des Histoires, mais voyons un peu s'il me reste un récit. Ah, oui.
Les Serpents et les Araignées.
Ne vous est-il jamais arrivé de vous poser des questions sur votre mémoire qui prend comme un malin plaisir à vous rapporter d’un jour sur l’autre une image différente du passé ? Ne vous est-il jamais arrivé de ressentir que votre personnalité était en train d’évoluer sous l’influence effrayante de forces échappant à votre connaissance et, à plus forte raison, à votre contrôle ? L’intuition d’une mort foudroyante, prête à fondre sur vous à l’improviste, vous a-t-elle parfois serré la gorge ? Avez-vous déjà eu peur des fantômes – non, pas ceux des bouquins fantastiques – mais la pensée de ces millions et ces millions d’êtres qui furent à un moment donné si vivants, si forts, qu’il est bien difficile de les croire tous envolés à jamais, bien rangés dans un sommeil immatériel et inoffensif ?
Ne vous arrive-t-il pas, à vous aussi, que vos souvenirs, voire vos convictions politiques se brouillent ? N'entendez-vous pas de plus en plus souvent parler de post-vérité, de faits alternatifs, de triangulation ou de storytelling ? Je vous le dis...
Les Serpents et les Araignées.
Un peu comme si le Vieux Fritz était toujours à la manœuvre. On me murmure d'ailleurs que certains ne se cachent même plus... Et ça, vous allez me prouver que ce n'était pas un coup des Araignées ? Quant aux Serpents, ils ne se débrouillent pas mal non plus.
Oui, je sens que vous allez me traiter de complotiste - pourtant, des méthodes éprouvées nous ont confirmé la valeur heuristique de la paranoïa ou de la démonologie...
Bon. J'arrête. Je ne voudrais pas vous inquiéter.
(à suivre)
(1) Berkley books, 1984.
(2) Un météore de calibre 32 et Pavane pour les filles-fantômes, trad. française d'Eric Chedaille, Le Masque éd. 1979.
(3) j'utilise cette expression pour rendre le caractère ambigu de leurs prestations dans The Big Time. Dans le texte ce sont des amuseuses et Leiber prend d'infinies précautions pour ne pas mentionner de prestations sexuelles (qui restent constamment sous-entendues, bien sûr). Donc, officiellement, elles restent dans le domaine du care, elles réconfortent les héros fatigués. On est dans les années 1950, dans une SF restée assez prude, particulièrement en ce qui concerne les relations sexuelles avec les extraterrestres (4), qui sont pour l'inconscient états-unien une métaphore du sexe interracial - il faut rappeler qu'en 1957 les miscegenation laws sont encore en vigueur sur une bonne partie du territoire états-unien. L'Affaire Loving date de 1958.
(4) Philip José Farmer publie certes la nouvelle The Lovers en 52, mais après qu'elle ait été plusieurs fois refusée, notamment par Campbell.
(5) Je me permets de développer pour mon propre compte : capitalisme libéral, capitalisme d'état.
(6) Se modifier, et non pas disparaître. Non, il n'est pas disparu en 1989 à Berlin, il a commencé à se modifier, bien plus tôt, sur la Rivière des Perles. Et il est - un peu moins, mais toujours largement - pile et face, majoritairement néo-libéral d'un côté, majoritairement capitaliste d'état de l'autre.
(7) In petto, c'est-à-dire au creux de ma poitrine, il faut se rappeler des très individualistes (et étouffantes) années 1980, où l'on ne pouvait se dire certaines choses qu'in petto.
Et pendant ce temps-là...
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