Hertha Pauli au début des années 30
« Comme toujours, le poète est installé à une table d’angle face au
bar et sa théorie de bouteilles. Il penche légèrement le buste sur une
feuille de papier et un verre d’eau. Seuls les initiés savant que le
verre d’eau contient en réalité du sliwowitz.
Chaque fois que Roth a écrit une phrase un peu longue, il l’arrose
d’une bonne gorgée ; aussi, le verre plein de sliwowitz se vide-t-il
avec la même lenteur inexorable que le papier vierge se noircit de sa
petite écriture élégante et soignée. C’est sa façon de travailler, nuit
et jour. Il vient de terminer son nouveau roman, La Crypte des Capucins, qui fait suite à sa brillante Marche de Radetsky.
Les traditions de l’Autriche impériale survivent en lui et à travers
lui, et il ne manque jamais une occasion de rappeler que, durant la
Première Guerre mondiale, il avait été officier des armées impériales.
J’ai fait sa connaissance au cours de séjours qu’il fit à Vienne. Il
vécut en Allemagne jusqu’en 1933, et planta ensuite sa tente à Paris.
Comme toujours lorsqu’une dame approche de sa table, il se lève avec
une certaine solennité ; à peine peut-on percevoir un léger vacillement
de son buste. Il s’incline tellement pour le baise-main, qu’on sent sur
le dos de la main le contact des extrémités de sa moustache blonde,
humide et rêche. Le regard légèrement voilé de ses yeux bleus se
contente d’effleurer ses interlocuteurs ; puis d’un geste grandiloquent,
il nous convie de prendre place à sa table.
Roth est toujours entouré de deux disciples : son ami d’enfance, Soma
Morgenstern, un écrivain populaire, originaire de Galicie, comme lui du
reste, et une belle femme à la peau colorée qui l’accompagne dans son
exil comme une ombre fidèle.
Cette femme s’appelle Manga Bell, et elle est mariée à un chef ou à
un roi du Cameroun français. On racontait que le roi en question
s’obstinait à attendre le retour de la fugitive, et que, à Paris, les
Noirs du Cameroun s’agenouillaient sur son passage quand par hasard ils
la rencontraient dans la rue. »
Hertha Pauli - Der Riss der Zeit geht durch mein Herz / La déchirure du temps, 1970
trad. de Jeanne-Marie Gaillard-Paquet, Presses de la Cité 1972
Hertha Pauli, née à Vienne en 1906 était issue d'une famille juive convertie. Actrice (chez Max Reinhardt à Berlin) et journaliste antifasciste, elle quitte Vienne pour Paris après l'Anschluss. Amie de Joseph Roth et Walter Mehring, elle réussit à gagner les Etats-Unis, via Marseille, grâce à l'Emergency Rescue Committee et à Varian Fry. La déchirure du temps décrit ce passage, de Vienne à Long Island, et aussi ceux qui n'ont pas pu passer, comme Joseph Roth qu'elle montre ici en exil à Paris, au café Le Tournon.
Et cette traduction via Trente, car je ne dispose que de l'édition anglaise. J'aimerais bien que Trente revienne car il n'a pas posté depuis juillet dernier, déjà que je ne trouve plus le site d'Alain Paire, qui parlait si bien de Marseille année quarante et de Walter Benjamin...
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