Georg-Emmanuel Opiz (ou Opitz) - Le n°113 Palais-Royal, la sortie du n°113, 1815
Dessin à la plume et lavis à l'encre de Chine, aquarelle
Source : Gallica/BnF
De l'ouverture du Palais-Royal jusqu'à 1836, le n°113, galerie de Valois, fut la maison de jeux et de passe la plus célèbre de Paris et, accessoirement, le lieu de tous les fantasmes.
Mais c'est aussi le lieu d'un rêve de Walter Benjamin dans Einbahnstrasse...
Einbahnstrasse / Sens unique, 1923
...où le n°113 fait le titre du troisième fragment (lui-même en trois parties)...
...avec, pour la première partie, ce sous-titre : Souterrain.
Au Palais-Royal, le sous-sol du 113 était occupé par un café, le Café Février, où Pâris, ancien garde du corps de Louis XVI, assassina au soir du 20 janvier 1793 Le Peletier de Saint-Fargeau, secrétaire de la Convention, lequel venait de voter la mort du Roi.
Louis Brion de la tour - Assassinat de Le Peletier de Saint-Fargeau par Pâris à la cave de Février restaurateur au 113 Palais-Royal le 20janvier 1793
Robespierre, dit-on, avait fêté au même endroit avec des amis la proclamation de la République, le 21 septembre 92.
Au-dessus du café se tenait (selon les époques) un restaurant et, dans les étages, d'abord la maison de jeux...
Le n°113 au Palais-Royal, ca 1800
Dessin à la plume, encre brune, et encre de Chine, lavis à l'encre de Chine
...huit salles de trente-et-quarante et six tables de roulette, ouverte de quatorze heures à l'aurore. C'est là que Blücher perdit plusieurs millions en 1815, selon l'anecdote qu'on retrouve aussi...
Walter Benjamin - Passagenwerk / Paris capitale du XIXème siècle, le livre des passages
trad. Jean Lacoste, Cerf éd. 1989, p. 509.
...dans les notes de Benjamin pour le Passagenwerk, au cahier O, Prostitution, jeu.
Les passes se faisaient au-dessus ou à côté de la maison de jeux, et le racolage à l'entrée-sortie, galerie de Valois (1).
Car au bordel, comme dans la salle de jeu, c'est la même volupté, très peccamineuse : mettre le destin dans le plaisir.
(...) N'y a-t-il pas une certaine structure de l'argent, qui ne se manifeste qu'avec le destin, et une certaine structure du destin, qui ne se manifeste qu'avec l'argent (2) ?
De même qu'au Palais-Royal le 113 était étagé selon ses diverses fonctions, le fragment benjaminien loge ses trois parties - récits de rêves ou récits rêvés - dans des pièces successives - Souterrain, Vestibule, Salle à manger. Dans le Vestibule on entre dans la maison de Goethe, dans la Salle à manger on se trouve dans son cabinet de travail, en présence du poète, puis dans la salle à manger elle-même - où la table se trouve dressée aussi pour toute la famille de Benjamin, ancêtres compris. A la fin, pour l'aider à se lever on touche le coude de Goethe vieilli, en pleurant d'émotion - retrouvant l'émotion éprouvée à revoir en rêve un ami oublié dans le Souterrain :
N° 113
Les heures qui contiennent la forme,
Se sont écoulées dans la maison du rêve.
SOUTERRAIN. Nous avons depuis longtemps oublié le rituel suivant lequel fut érigée la maison de notre vie. Mais quand elle va être prise d'assaut et que les bombes ennemies éclatent déjà, quelles antiquités faméliques et contournées ne révèlent-elles pas dans les fondations ?! Que n'a-t-on pas enfoui et sacrifié entièrement sous des formules magiques, et quel lugubre cabinet de curiosités, là en bas où les puits les plus profonds se trouvent réservés aux réalités les plus quotidiennes ?! Dans une nuit de désespoir, je me vis en rêve renouer impétueusement amitié et fraternité avec le premier camarade de mes années d'école, que je ne connais plus depuis des décennies déjà, et dont je me souvenais à peine aussi après ce délai.
Mais au réveil, tout s'éclaira : ce que le désespoir, comme une explosion, avait mis au jour, était le cadavre de cet homme, qui était là emmuré de façon à ce que (3) celui devant habiter là un jour ne lui ressemblât en rien.
Walter Benjamin - Sens Unique, N° 113 - Souterrain
Trad. Anne Longuet Marx
Allia éd. 2015
Ainsi, du tripot parisien à la maison de Weimar, du bordel à la poésie, de l'enfance refoulée à une reconnaissance par le grand âge - ce grand âge que Benjamin n'atteindra jamais, et cette reconnaissance qui lui sera refusée de son vivant - on parcourt les stades de l'oubli, du désespoir, de la remémoration par l'écriture, par ce qui est en quelques lignes la réélaboration de toute une vie.
(1) Sur le marché de la prostitution au Palais-Royal, lire Clyde Plumauzille, Le « marché aux putains » : économies sexuelles et dynamiques spatiales du Palais-Royal dans le Paris révolutionnaire.
(2) Walter Benjamin, Paris capitale du XIXème siècle, cahier O, fragments 1, 1 et 3, 6, pp. 508 et 514.
(3) Le machen sollte : wer hier einmal wohnt, der soll im nichts ihm gleichen du texte allemand, qui est évidemment la clef de voûte du texte, est de par sa compacité très difficilement traduisible en français. La version de d'Anne Longuet Marx est de loin la meilleure ; on peut la comparer à celle de Jean Lacoste :
C'était le cadavre de cet être qui était emmuré là et devait comprendre que celui qui habite ici maintenant ne doit lui ressembler en rien. (Sens Unique, Maurice nadeau éd. 1978, p.152)
ou à celle de Christophe Jouanlanne :
C'était le cadavre de cet être humain qui était emmuré là et qui était censé faire comprendre ceci : celui à qui il arrive une fois de vivre ici n'est pas censé lui ressembler en quoi que ce soit. (Sens unique, Klincksieck éd. 209, pp. 12-13) (4).
Le verbe Sollen, employé deux fois, marque évidemment la force du refoulement en tant que destin - celui qui est passé par là n'y repassera plus - mais le einmal - une fois - rétablit l'ambiguïté puisque l'on repasse, précisément, une fois - mais sans y repasser vraiment puisqu'on n'est plus ce cadavre. Ce einmal, c'est aussi celui de es war einmal - il était une fois ; le une fois des contes et des rêves, indéfiniment répété.
(4) Il faut saluer l'effort monumental d'édition entrepris sous la direction de Michel Métayer : la traduction chez Klincksieck des Œuvres complètes (édition critique en cours chez Suhrkamp) (5) comprenant d'ores et déjà trois volumes (Critiques et recensions I & II, Sens unique). Il faut rappeler que Sens unique a mis plus de cinquante ans à être traduit en français.