04/08/2019

L'Egypte, King Kong et l'Iowa


Grant Wood - Shrine Quartet, 1939
Lithographie



Cette litho fait partie d'une série de 19 exécutées pour les Associated American Artists, une galerie de New York qui vendait au grand public à des prix abordables (5 $ pièce pour les lithos noir et blanc de Wood) tout en aidant ainsi les artistes paupérisés par la Grande Dépression.

Les Shriners (Ancient Arabic Order of the Nobles of the Mystic Shrine) sont une branche "Fun" (Harold Lloyd fut un temps leur Imperial Potentate) de la Franc-maçonnerie états-unienne. Fondés vers 1870, ils ont adopté des tenues orientales - dont le Fez - et, pour leurs temples, des décorations pseudo-islamiques (1). 




Walter Millard Fleming, le fondateur


Originellement issus du Rite écossais, les Shriners étaient en fait une fraternité de fêtards excentriques et, surtout, fortunés, amateurs de rituels bizarres, de défilés festifs et déguisés. Leurs exhibitions pouvaient être assez voyantes mais, s'agissant de notables, la police fermait les yeux. Ils s'achetèrent une respectabilité en fondant des hôpitaux pour enfants et en soutenant à fond les chasses aux sorcières communistes de l'époque McCarthy : J. Edgar Hoover fut un de leurs fervents supporters et même, semble-t-il, un membre, de même que John Wayne.

Le Shrine était riche, et l'est toujours - de quoi entretenir vingt-deux hôpitaux gratuits, avec les acrobaties comptables qui vont de pair, et bâtir une kyrielle de temples fastueux dont le Los Angeles Shrine Auditorium, 6300 places assises, qui abrita longtemps la cérémonie des Oscars et autres awards...





Le Los Angeles Shrine Auditorium & Temple Al-Malaïkah



...et où Cooper et Schoedsack tournèrent la scène où King Kong se libère de ses chaînes.




Le sujet de Grant Wood, dans cette litho, c'est évidemment l'imposture. Non seulement l'orientalisme de bazar ou la fable mystique, mais leur transplantation dans le Midwest profond où, effectivement, les Shriners faisaient recette. Il faut imaginer un Rotary tendance Groucho de petits entrepreneurs  au pays de Grant Wood - Cedar Rapids, Iowa - chantant coiffés de fez devant un décor égyptien dont leurs ombres projetées dénoncent la facticité. Leurs visages éclairés de bas en haut comme par la rampe d'une scène, ils font participer le spectateur, nolens volens,  à une scène où le ridicule se mue en un sentiment d'inquiétante étrangeté.

Par son thème (la fable, le faux semblant et leur critique en sous-main) comme par sa construction en deux plans distincts, l'œuvre est à rapprocher de Daughters of Revolution (1932) ainsi que de Parson's wheem fable qui date de la même année,1939 (2).

L'Unheimlich, l'inquiétante étrangeté dans notre bizarre traduction française, ne va pas en allemand sans le sentiment persistant du Heim, du foyer ; et Grant Wood, ce régionaliste à double fond, sait parfaitement peindre ce moment où le local, le tranquille et le bien-de-chez-nous vire à l'angoisse indicible et à la frayeur latente.



À propos de Grant Wood déjà, ici, , ou encore .


(1) Sur l'orientalisme états-unien des années 1870-1930 et le mythe des Mille et Une Nuits, voir Susan Nance, How the Arabian Nights Inspired the American Dream, 1790-1935, University of North Carolina Press, 2009.

(2) Pour une analyse de Parson's wheem fable, qui ironise sur la fameuse anecdote du jeune Washington et de l'arbre, voir  R. Tripp Evans, Grant Wood, a life, Knopf ed. 2010, pp. 266-269.

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