01/03/2018

Politique de l'oubli : bombardement, constitution


Peter de Francia - Le bombardement de Sakiet, 1959
Huile sur toile
Tate Gallery
Via Art Stringer



Le 8 février 1958, en représailles à des attaques de l'ALN (1) algérienne menées depuis ses bases en Tunisie - attaques au cours desquelles les Algériens ont fait quatre prisonniers français - l'aviation française prend pour cible la petite ville tunisienne de Sakiet Sidi Youssef. Un marché est mitraillé par les chasseurs volant en rase-mottes et les bombardiers, en trois vagues successives, pilonnent la ville, notamment une école et une mission de la Croix-Rouge. Les pertes civiles tunisiennes sont d'au moins 70 morts et 80 blessés.

Le bombardement de Sakiet soulève une indignation générale et déclenche l'intervention diplomatique des Etats-Unis (2). Une mission anglo-américaine dite de "bons offices" est dépêchée auprès d'un gouvernement français paralysé qui refuse le modus vivendi proposé, notamment l'évacuation des troupes françaises encore présentes en Tunisie. 

Le 10 avril Le président Eisenhower adresse au Président du Conseil français une lettre le pressant d'accepter la médiation - en filigrane, cette interrogation : peut-on régler enfin la question de l'indépendance algérienne, ce qu'aucun homme politique français de l'époque n'ose publiquement envisager (3) ? 

S'ensuit, le 12 avril, la plus longue séance de conseil des ministres de la IVème République (de 9h30 à 20h30), une partie des ministres refusant les "bons offices". Le Conseil se met finalement d'accord pour soumettre la proposition états-unienne à l'Assemblée, qui vote contre dans la nuit du 16 avril. Le gouvernement Félix Gaillard est renversé par 321 voix contre 259, ce sera le dernier vrai gouvernement de la IVème. 

Former un nouveau ministère qui devra répondre aux mêmes questions ? Un mois de vaines tractations et, le 13 mai, des activistes d'extrême-droite occupent le Gouvernement Général à Alger sans opposition de l'armée ni de la police, et proclament un Comité de Salut Public. Le général Jacques Massu, de la 10ème Division parachutiste, en prend la tête avec l'accord du général Raoul Salan, commandant en chef des armées en Algérie. Ce dernier fait alors appel au général De Gaulle, le 15 mai, en s'adressant à la foule du balcon du gouvernement général. Le gouvernement Pflimlin (13-28 mai 1958) ne sera ensuite qu'un jouet entre les mains des gaullistes d'une part, du Comité de Salut Public de l'autre. Le 1er juin 1958, moins de quatre mois après Sakhiet, le général De Gaulle devient le dernier Président du Conseil de la IVème République, avec les mains libres pour préparer la suivante.




Peter de Francia - Le bombardment de Sakiet, 1ère version, 1958
Huile sur toile



Il n'est pas inutile de le rappeler : c'est le bombardement de la population civile d'une petite ville étrangère, en violation de toutes les règles internationales, qui est à l'origine du régime étrange dans (et sous) lequel nous vivons aujourd'hui. Dans ce tableau, voyez votre république, in statu nascendi. Une bizarrerie présidentielle (4) dans une Europe de régime parlementaire. Non que le régime parlementaire doive être paré de tous les bienfaits - pour autant, préférer végéter sous un semblant de monarque, cela ne témoigne-t-il pas d'une sournoise abdication, d'une arriération toute particulière ? Remarquez ainsi que les autres régimes européens du même type (au Portugal et en Pologne) le sont à l'issue d'une (r)évolution démocratique à partir de dictatures extrêmes, alors qu'en France c'est de l'inverse qu'il s'agit : un coup d'état légalisé, d'une double matrice militaire et d'extrême droite. Pensez-en ce que vous voudrez, mais nous vivons encore sous ces bombes ou, si vous préférez, sous leur ombre politiquement portée.



Actualités British Movietone : Après le bombardement de Sakiet


Peter de Francia (1921-2012) né à Beaulieu-sur-mer d'un père génois et d'une mère britannique, fit ses études aux Beaux-Arts de Bruxelles avant de s'échapper de Belgique envahie pour rejoindre l'armée anglaise. Après la guerre il continue sa formation à la Slade school à Londres puis il fait partie en Italie du cercle du peintre communiste Renato Guttuso; à travers lui, il se relie à Picasso - on retrouve des échos de Guernica dans le Bombardement de Sakhiet. Puis il revient enseigner à Londres, y compris au Royal College of Arts

De Francia fut un temps le compagnon d'Anya Berger et resta toute sa vie engagé à l'extrême-gauche. Le Bombardement de Sakhiet est à la Tate Modern, prêté par l'ambassade de Tunisie. On peut voir d'autres tableaux à la galerie James Hyman

Et on peut en entendre un peu plus sur Sakhiet, ici. Si par ailleurs l'on s'intéresse à l'histoire coloniale de la France (l'une des plus mal digérées au monde, faut-il le rappeler) on peut se référer au site Histoire coloniale et post-coloniale qui a repris les archives de La LDH-Toulon depuis le décès de François Nadiras.


(1) Armée du FLN algérien. On est à ce moment (début 1958) en pleine bataille des frontières le long de la Ligne Morice.

(2) La suite de la crise est décrite dans ses détails par Georgette Elgey, Histoire de la IVème République - La République des Tourmentes, Tome III, La fin, 1954-1959, Arthème Fayard éd. 2008, pp. 710-730.

(3) Selon l'historien Irwin M. Wall, Robert Murphy, sous-secrétaire d'état et médiateur du côté états-unien "paraissait presque souhaiter l'échec de la mission de bons offices pour pouvoir aborder brutalement avec Paris la question algérienne" - cf. Georgette Elgey, op. cit. p. 720 en note. Sur le livre d'Irvin M. Wall, éclairant sur cette période, on peut lire en ligne une synthèse ici.

(4) Semi-présidentielle en fait, car il ne s'agit pas tout à fait  d'un régime à l'américaine. Il reste quelques traces de contrôle parlementaire (le fameux couple motion de censure / engagement de responsabilité), mais avec un parlement tellement réduit à l'état de croupion qu'on dirait qu'il ne lui reste plus d'autre fonction que de s'asseoir, précisément. Les récents développements ne font que creuser la même ornière.

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