Studio de Mathew B. Brady, ca 1844-1860
Daguerréotype
Library of Congress
"Dans la photographie la valeur d'exposition
commence à repousser au second plan la valeur cultuelle sur toute la ligne. Cette dernière pourtant ne cède
pas sans résistance. Son ultime retranchement est le visage humain. Ce n'est en rien un hasard si le portrait a joué un rôle central aux premiers temps de la photographie. Dans le culte de
souvenir dédié aux êtres chers, éloignés ou disparus, la valeur cultuelle de l'image trouve
son dernier refuge. Dans l'expression fugitive d'un visage d'homme, sur les anciennes photographies, l'aura nous fait signe, une dernière fois. C'est ce qui fait leur incomparable beauté, pleine de mélancolie."
Walter Benjamin - L'œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique, dernière version de 1938
Traduit de l'allemand par Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Schutz.
L'aura chez W.B., comme on sait, désigne le hic et nunc, l'authenticité de l'œuvre originale, unique - et, ajoute-t-il, c'est cette unicité qui permet son intégration à la tradition. L'aura est un rappel de la valeur cultuelle, initiale, des images; avec leur reproduction industrialisée elle se transforme en valeur d'exposition. Ici, qui dit cultuel dit à la fois secret et lointain, qui dit exposable dit rapproché, public, appropriable. Thèses depuis longtemps rediscutées, battues en brèche, réaffirmées et rebattues - le bruit de fond d'une bonne partie de l'esthétique contemporaine.
(Là, un écho des théories de la réification et de l'aliénation dans leur splendeur mélancolique des années 1920, une musique qui sortait encore de la bouche de nos maîtres dans les années 60 - Entfremdung, Entäusserung, déclamaient-ils au bas des amphithéâtres, et nous applaudissions. Nos dirigeants politiques la répétaient, et doctement nous opinions du chef. Et bien plus tard, quand il apparut que la mélancolie l'emportait de loin sur la splendeur, nos maîtres étaient morts, nos dirigeants un peu perdus relisaient W.B. comme prophète à long terme, Lukàcs, Debord ayant été provisoirement démentis).
Un écho de cette musique, mais on ne peut pas réduire W.B., précisément, à ces théories-là dont on sait qu'elles pèchent par absence de la marche arrière (comment déréifie-t-on, docteur, et quand vous êtes-vous désaliéné, au juste ? Mais je voudrais éviter de radoter sur ce sujet). Toujours est-il que W.B., lui, connaissait bien la marche arrière, et pas seulement pour imiter son ange. Comme on sait, l'œuvre d'art... se termine par une ode au cinéma comme moment de libération (ou plutôt de transfiguration) de l'aura, et non par une énième lamentation sur la fin de la culture (1).
Cependant.
Cependant, reste une question que se pose tout lecteur (2) un peu pérsévérant de l'œuvre d'art... : l'authenticité de l'oeuvre préexiste-t-elle vraiment à sa reproduction - n'est-elle pas au contraire un effet de cette dernière, un construit à partir de cette traîne d'images secondaires, une sacralisation a posteriori ? W.B. lui-même, dans l'œuvre d'art..., ouvrait une porte sur cette hypothèse :
Qu'on songe enfin avec quelle vénération nous restaurons telle copie nitrate, tel internégatif, avec quelle minutie nous les numérisons. Sans même aborder la façon dont nous jouons avec les déchets de la reproduction... ce qui n'est pas sans rappeler cette remarque de W.B. lui-même :
Le jeu - le battement entre l'image et le réel, la désacralisation comme condition de possibilité d'une autre expérience - la photo ou le film fantôme d'une autre vie rêvée. Comme quoi, même quand W.B. nous paraît manquer quelque chose, on finit par trouver chez lui l'indice d'une solution : rares sont de tels auteurs. Telles sont les pensée qui viennent au coin du feu, quand on scrute des daguerréotypes abîmés, tout en relisant W.B.
(1) C'est ce qui différencie W.B. d'Adorno, qui ne le lui envoyait pas dire. Sur les aventures de l'aura et le happy ending de l'œuvre d'art..., qui n'est pas mon sujet ici, je renvoie à la meilleure analyse de cet article à ma connaissance : Bruno Tackels - Walter Benjamin, une vie dans les textes, Actes Sud éd. 2009, pp. 739-788.
(2) Question déjà posée, par exemple, par ici.
(3) Walter Benjamin, Ecrits français, présenté par J.M. Monnoyer, pp. 188-189. Il s'agit ici de la note 10 de la version allemande dite intermédiaire (de 1936) de l'œuvre d'art..., note qui n'est pas incluse dans la traduction française courante, celle de Maurice de Gandillac. Sur la question du jeu chez W.B., voir le chapitre de Bruno Tackels déjà référencé plus haut, ainsi que cet article d'Anne Boissière.
(Là, un écho des théories de la réification et de l'aliénation dans leur splendeur mélancolique des années 1920, une musique qui sortait encore de la bouche de nos maîtres dans les années 60 - Entfremdung, Entäusserung, déclamaient-ils au bas des amphithéâtres, et nous applaudissions. Nos dirigeants politiques la répétaient, et doctement nous opinions du chef. Et bien plus tard, quand il apparut que la mélancolie l'emportait de loin sur la splendeur, nos maîtres étaient morts, nos dirigeants un peu perdus relisaient W.B. comme prophète à long terme, Lukàcs, Debord ayant été provisoirement démentis).
Un écho de cette musique, mais on ne peut pas réduire W.B., précisément, à ces théories-là dont on sait qu'elles pèchent par absence de la marche arrière (comment déréifie-t-on, docteur, et quand vous êtes-vous désaliéné, au juste ? Mais je voudrais éviter de radoter sur ce sujet). Toujours est-il que W.B., lui, connaissait bien la marche arrière, et pas seulement pour imiter son ange. Comme on sait, l'œuvre d'art... se termine par une ode au cinéma comme moment de libération (ou plutôt de transfiguration) de l'aura, et non par une énième lamentation sur la fin de la culture (1).
Cependant.
Cependant, reste une question que se pose tout lecteur (2) un peu pérsévérant de l'œuvre d'art... : l'authenticité de l'oeuvre préexiste-t-elle vraiment à sa reproduction - n'est-elle pas au contraire un effet de cette dernière, un construit à partir de cette traîne d'images secondaires, une sacralisation a posteriori ? W.B. lui-même, dans l'œuvre d'art..., ouvrait une porte sur cette hypothèse :
"C’est précisément parce que l’authenticité échappe à toute reproduction que le développement intensif de certains procédés techniques de reproduction a permis d’établir des différenciations et des degrés dans l’authenticité elle-même. À cet égard le commerce d’art a joué un rôle important. Avec la découverte de la gravure sur bois, on peut dire que l’authenticité des œuvres était attaquée à sa racine, avant même d’avoir atteint à une floraison qui devait l’enrichir. En réalité, à l’époque où elle fut faite, une Vierge du Moyen Âge n’était pas encore “authentique” ; elle l’est devenue au cours des siècles suivants, et surtout peut-être au XIXe".
Mais y avait-il seulement une racine à quoi s'attaquer ? Qu'on pense à la biographie d'un Dürer, autant graveur que peintre, et à son œuvre où nulle hiérarchie ne saurait être établie entre gravure et peinture ? Qu'on pense au métier même du graveur, à ces plaques tant de fois reprises, à ces états successifs : où se situe l'authentique ou le primordial, existe-t-il seulement ?
Qu'on songe enfin avec quelle vénération nous restaurons telle copie nitrate, tel internégatif, avec quelle minutie nous les numérisons. Sans même aborder la façon dont nous jouons avec les déchets de la reproduction... ce qui n'est pas sans rappeler cette remarque de W.B. lui-même :
"dans les œuvres d’art, ce qui est entraîné par le flétrissement de l’apparence, par le déclin de l’aura, est un gain formidable pour l’espace de jeu (Spielraum)" (3).
Le jeu - le battement entre l'image et le réel, la désacralisation comme condition de possibilité d'une autre expérience - la photo ou le film fantôme d'une autre vie rêvée. Comme quoi, même quand W.B. nous paraît manquer quelque chose, on finit par trouver chez lui l'indice d'une solution : rares sont de tels auteurs. Telles sont les pensée qui viennent au coin du feu, quand on scrute des daguerréotypes abîmés, tout en relisant W.B.
(1) C'est ce qui différencie W.B. d'Adorno, qui ne le lui envoyait pas dire. Sur les aventures de l'aura et le happy ending de l'œuvre d'art..., qui n'est pas mon sujet ici, je renvoie à la meilleure analyse de cet article à ma connaissance : Bruno Tackels - Walter Benjamin, une vie dans les textes, Actes Sud éd. 2009, pp. 739-788.
(2) Question déjà posée, par exemple, par ici.
(3) Walter Benjamin, Ecrits français, présenté par J.M. Monnoyer, pp. 188-189. Il s'agit ici de la note 10 de la version allemande dite intermédiaire (de 1936) de l'œuvre d'art..., note qui n'est pas incluse dans la traduction française courante, celle de Maurice de Gandillac. Sur la question du jeu chez W.B., voir le chapitre de Bruno Tackels déjà référencé plus haut, ainsi que cet article d'Anne Boissière.
Et pendant ce temps-là...
...le dernier état de L'œuvre d'art... date de 1938 mais il est très probable que, sur ce texte perpétuellement en chantier depuis 35, W.B. travaillait encore en 39 au moment où il est déchu de la nationalité allemande et met ses derniers espoirs dans sa demande à l'administration française d'une carte de séjour de réfugié. En 1940, il se suicidera à Port-Bou. Aujourd'hui encore, nombreux sont les réfugiés, et toujours plus nombreux ceux qui souhaiteraient l'être.
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