14/02/2014

Paris, ville fantôme (4) : où l'on rencontre la reine de Prusse et des flics en civil, et où l'on découvre que la Tour est pointue


Georg Balthasar Probst - Vüe de la Pont St Michel, vers l'église Nôtre Dame a Paris ), détail : le quai des Orfèvres et la rue Saint-Louis
Musée Carnavalet



Revenons au quai des Orfèvres. Construit de 1603 à 1643, il n'existait réellement au XVIIIème siècle qu'entre le Pont Neuf et la rue de Jérusalem. Au-delà, de la rue de Jérusalem à la rue de la Barillerie (notre boulevard du Palais) la Seine était donc bordée d'une rangée de maisons, solidaires de celles du pont Saint Michel.

On prit en 1769 La décision de les détruire et de prolonger le quai jusqu'au pont Saint-Michel, mais les travaux ne furent pas exécutés. La rue Saint-Louis existait encore en 1793, date à laquelle on la rebaptisa "rue Révolutionnaire". Les rois et les croisés n'étaient plus à la mode.




Le 6 Juillet 1807 à Tilsit, Napoléon 1er rencontre le tsar Alexandre 1er, la reine Louise de Prusse et le roi son mari. Il vient d'écraser leurs armées à Iéna, Auerstaedt et Friedland. L'état-major prussien, craignant que Napoléon ait décidé de rayer purement et simplement le royaume de la carte, a insisté pour envoyer la reine, célèbre pour son pouvoir de séduction... et sa haine des Français. Le lendemain 7 Juillet les souverains paraphent les traités de Tilsit, et le soir l'empereur règle quelques affaires courantes qui sont à la signature. La Prusse survivra à cette journée, mais pas les maisons de la rue Saint-Louis.



"Au camp de Tilsit, le 7 Juillet 1807 - Napoléon, etc... Nous avons décrété et décrétons : Article 1er. Les maisons domaniales et autres qui couvrent le pont St Michel, celles qui obstruent les abords du petit cours de la Seine, sur les rues Saint-Louis, du Hurepoix et de la Huchette, ainsi qu'en retour sur le Marché-Neuf, seront démolies. Article 2. Les démolitions commenceront par les maisons qui couvrent le pont St Michel, le 1er Septembre prochain, et pour les autre maisons désignées  dans l'article ci-dessus, le 1er Janvier 1808. Signé Napoléon."



Un saut dans le temps d'un quart de siècle : Napoléon est enterré à Sainte-Hélène, Charles X en exil à Gorizia où il va bientôt mourir du choléra. Louis-Philippe est roi des Français pour quinze ans encore. Nous revoyons ce bout de quai après exécution des travaux.






Jean-Baptiste Camille Corot (? l'attribution de ce tableau est discutée) - Notre-Dame et le quai des orfèvres, 1833
Source



Détail du précédent





La rue Saint-Louis a disparu avec les maisons de son côté Seine, absorbée par le quai des orfèvres. 



La Tour du crime…





Détail du précédent





...a été coiffée d'une toiture tronconique d'un côté, et d'un édicule de l'autre. D'où son nouveau nom : la Tour pointue (1)...


Rappel : un peu plus de sept ans avant le traité de Tilsit, sous Bonaparte qui n'était pas encore Napoléon mais déjà premier consul, la loi du 28 Pluviôse an VIII (17 Février 1800) créait une des institutions les plus stables de la France contemporaine, la Préfecture de police de Paris. Elle s'installa dans l'ancien hôtel des premiers présidents du Parlement, au fond de la rue de Jérusalem. 




Plan du quartier de l'ancienne Cour des Comptes au XIXème siècle




Et la Tour Pointue ? Dans la première moitié du XIXème siècle, elle ressemble donc à ceci : 


Quai des orfèvres, XIXème siècle




détail de la gravure précédente :
 la Tour pointue



Prenons donc le quai des Orfèvres, approchons-nous…



L'entrée de la Préfecture de police, rue de Jérusalem, gravure, in Edmond Texier, Tableau de Paris, 1852-1853



Sur le panneau fixé à la grille, vous lisez les mots "permis de séjour des étrangers" - serait-ce (déjà...) la queue pour les titres de séjour ?  On comprend en tout cas pourquoi on disait simplement  "la Tour pointue" pour parler de la police, et "les en-bourgeois de la Tour pointue" pour désigner les inspecteurs en civil…






...qui "portaient l'arrogance jusque dans leur chapeau de laine peluchée, le torse et le mollet bombés sous une houppelande de pareille étoffe, les favoris de l'oreille au menton et la canne à la main" (Alexandre Dumas). Est-ce un hasard si ces silhouettes se profilent, deux par deux, chaque fois qu'un artiste dessine la tourelle ? 

Changeons de rive, par, exemple, pour avoir une vue d'ensemble de cette partie du quai...



Masson - Le quai des Orfèvres en 1850




Détail du précédent




...Ils sont là, montant la garde devant la tour.



Retraversons le fleuve, approchons-nous encore, dépassons la tour et risquons un oeil dans la rue de Jérusalem…





Martial Potémont, Tourelle au coin de la rue de Jérusalem et du quai des Orfèvres, 1849
eau-forte





Avouons que l'on hésite à s'engager dans cette rue quand on n'a pas la hardiesse de Salvator, le héros d'Alexandre Dumas : 
"il arriva dans ce cul-de-sac immonde qu'on appelle la rue de Jérusalem, sentine étroite, sombre, boueuse, où jamais le soleil ne passe qu'en se voilant. Salvator franchit la porte de la préfecture avec la façon leste et dégagée d'un familier du sombre hôtel.
Alexandre Dumas - Les Mohicans de Paris, ch. XXXIV.



On reconnaît au passage le café dont Féval s'est inspiré, quelque seize ans plus tard, pour la buvette du père Boivin. Et bien que ce soit dimanche, puisque le bistrot est fermé, ils sont encore là, de permanence...








détail du précédent







(à suivre)




(1) Cher à Nestor Burma, ce petit nom de la police ne doit pas son origine à la tour plus récente, du 36 quai des orfèvres, mais à celle, depuis longtemps détruite, de la rue de Jérusalem.

1 commentaire:

Patricia a dit…

Très instructif, comme toujours. Tiens, sur mes photos des bords de Seine, j'ai retrouvé la Tour Bon-Bec...