Je reprends ici un vieux projet dont j'avais déjà publié (et supprimé) une partie sur ce blog. Par les temps qui courent - et qui ne courent pas de gaîté de cœur - il faut parfois s'évader. Supposons donc que l'on s'approche du Pont-Neuf, par un jour de brume...
La brume se lève. Magie. Nous sommes en 1840. Adolphe Thiers est un homme de gauche, Victor Hugo est orléaniste, Baudelaire fait semblant d'être étudiant en droit. Tout cela ne durera pas. Profitons-en.
T.J.H. Hoffbauer - La Cité et le Pont-Neuf en 1840, détail
Les édicules qu'on voit sur les piles du pont ont été construits par Soufflot en 1775, pour remplacer les boutiques en bois qui étaient là depuis le XVIIème siècle :
T.J.H. Hoffbauer, La Cité et le Pont-Neuf en 1665, détail
On les voit sur toutes les images du Pont-Neuf entre 1775 et 1853-55; par exemple dans cette gravure de Meryon où ils se transforment en sombres échauguettes, dignes de Piranèse...
Charles Meryon - Le Pont-Neuf, 1853, détail
Eau-forte et pointe sèche
...et la même année, quand Jongkind...
Thomas Jongkind - Incendie sur le Pont-Neuf, 1853
...voit brûler le Pont-Neuf.
Ces boutiques étaient louées, le revenu était versé au profit des veuves et orphelins des artistes de l'Académie de Saint-Luc.
Adolphe Potémont, dit Martial-Potémont - Pont-Neuf, boutique, 1847
in Vues de l'ancien Paris
Elles disparaissent vers 1854, ce qui explique les gravures de Meryon et Potémont, qui se faisaient une spécialité de graver les édifices parisiens avant leur annihilation haussmanienne.
Poursuivons sur le Pont-Neuf et arrêtons-nous à la pointe de l'île de la Cité, ici :
Or, cette vue date de la fin du XVIIIème. Nous avons donc fait un saut dans le temps.
Comment fait-on des sauts dans le temps ? C'est très simple, il suffit d'utiliser...
Melvin Sokolsky - Photographie pour Harper's Bazaar, 1963
...une bulle temporelle, un peu comme dans Terminator mais en plus soft, évidemment. Une technique dont les principes de base sont maintenant bien connus.
Ouvrons bien les yeux : la meilleure preuve de ce que nous sommes au XVIIIème siècle, c'est que l'on peut voir la pompe de la Samaritaine : tout à fait à droite, sur le grand bras de la Seine, en rouge.
Descendons des combles d'où cette vue a été prise - vraisemblablement ceux du 13 quai du Pont-Neuf, un des deux pavillons De Harlay restés en l'état, où habita un temps Manon Roland, dite Madame (1). Passons sur le quai de la Mégisserie pour avoir une vue...
...de la pompe telle qu'elle était un peu plus tôt - vous avez remarqué le petit saut en arrière ? les boutiques de Soufflot ne sont pas encore là, nous sommes quelque part avant 1775 Mais au vu des costumes et des carrosses, nous sommes plutôt sous Louis le quatorzième.
Vérifions les commandes de notre bulle temporelle et approchons-nous...
...de la pompe telle que l'a gravée Scotin en 1742 - on peut aussi en voir ici la maquette. Remarquez l'horloge, le carillon et le groupe sculpté qui lui a donné son nom.
"Comme il fallait qu'il passât par la Samarie, il arriva dans une ville de Samarie, nommée Sychar, près du champ que Jacob avait donné à Joseph, son fils. Là se trouvait le puits de Jacob. Jésus, fatigué du voyage, était assis au bord du puits. C'était environ la sixième heure. Une femme de Samarie vint puiser de l'eau. Jésus lui dit: Donne-moi à boire. Car ses disciples étaient allés à la ville pour acheter des vivres. La femme samaritaine lui dit : Comment toi, qui es Juif, me demandes-tu à boire, à moi qui suis une femme samaritaine ? - Les Juifs, en effet, n'ont pas de relations avec les Samaritains.
Jésus lui répondit: Si tu connaissais le don de Dieu et qui est celui qui te dit : donne-moi à boire, tu lui aurais toi-même demandé à boire, et il t'aurait donné de l'eau vive. Seigneur, lui dit la femme, tu n'as rien pour puiser, et le puits est profond; d'où aurais-tu donc cette eau vive ?
Alfons Mucha - La Samaritaine, 1897
Es-tu plus grand que notre père Jacob, qui nous a donné ce puits, et qui en a bu lui-même, ainsi que ses fils et ses troupeaux ? Jésus lui répondit: Quiconque boit de cette eau aura encore soif; mais celui qui boira de l'eau que je lui donnerai n'aura jamais soif, et l'eau que je lui donnerai deviendra en lui une source d'eau qui jaillira jusque dans la vie éternelle. La femme lui dit: Seigneur, donne-moi cette eau, afin que je n'aie plus soif, et que je ne vienne plus puiser ici. Va, lui dit Jésus, appelle ton mari, et viens ici. La femme répondit: Je n'ai point de mari. Jésus lui dit: Tu as eu raison de dire: Je n'ai point de mari. Car tu as eu cinq maris, et celui que tu as maintenant n'est pas ton mari. En cela tu as dit vrai.
Seigneur, lui dit la femme, je vois que tu es prophète." (Jean, IV, 9)
Le Pont-Neuf fut le premier pont de Paris qui eût des trottoirs et ne fût pas bâti de maisons - on pouvait donc y flâner en regardant la Seine. En revanche, il était encombré d'étals et de ces fameuses petites boutiques de bois.
Allez, un petit saut pour les voir, on retraverse...
Nicolas Guérard fils - L'embarras de Paris, le Pont-Neuf vu de la rue Dauphine, XVIIIème siècle
"Il s'était établi depuis de longues années des marchands sur le Pont Neuf, dont les boutiques non seulement cachaient la vue du dessus du pont, mais incommodaient les gens de pied. La plupart de ces boutiques étaient une gratification qui avait été accordée aux douze plus anciens valets de pied du roi: c'était un objet de trois cents livres de rente pour chacun d'eux. Le roi a trouvé bon que la Ville continuât à chacun des douze plus anciens valets de pied les mêmes trois cents livres de rente leur vie durant seulement, et les boutiques ont été détruites le 15 du mois de Juillet" (1756)
Mémoires du Duc de Luynes, 1735-1758
C'est donc un pont dégagé de ses baraques, mais juste avant que Soufflot surélève les demi-lunes, que Raguenet peint dans les années 1770, d'abord vu de la rive gauche...
Nicolas Jean-Baptiste Raguenet - Le Pont-Neuf et la Cité vus du Quai Conti, 1772
...puis de la rive droite...
Nicolas Jean-Baptiste Raguenet - Le Pont-Neuf et la pompe de la Samaritaine, vus du quai de la Mégisserie, 1777
...si vous regardez bien les fenêtres du quai de l'Horloge, vous pourrez peut-être surprendre Manon Roland lisant La Nouvelle Héloïse. Mais on voit bien aussi la pompe de la Samaritaine (un petit saut)...
Victor-Jean Nicolle - Vue du château d'eau et pompe de la Samaritaine attenant le Pont-Neuf à Paris, ca 1810
...qu'on retrouve, dans la même perspective et à peu de chose près, dans cette aquarelle de Nicolle. Nous quittons Louis XV, le roi qui refusait d'annexer des territoires même quand il gagnait des guerres, pour Napoléon 1er qui avait d'autres habitudes.
À peu de chose près disais-je : dans cette vue la nouveauté ne consiste pas seulement dans les édicules de Soufflot, mais aussi dans l'installation sur le pont de l'éclairage public : à partir de 1766, les réverbères à huile remplacent les chandelles des lanternes; ils sont placés dans l'axe des voies, suspendus par un système à poulie, comme on le voit sur ce tableau de Corot, qui date...
Jean-Baptiste Camille Corot - Le Pont au Change et le Palais de Justice, 1830, détail
...(un petit saut) de 1830. Vous voyez ce curieux bâtiment au-dessus de la troisième arche ? On en reparlera. Reréglons notre curseur...
George Pal - The time machine, 1960
Mis en ligne par magicalmotionmuseum
...retournons au XVIIIème siècle...
Flor - La Samaritaine vue du côté des Grands-Augustins, XVIIIème siècle
...et mettons la tête sous l'eau, voire même dans la vase : elle est montée sur pilotis, comme à Venise et comme une bonne partie du Paris de l'époque.
Ici on la voit de l'arrière et de la rive droite, dans la même série peinte par Raguenet dans les années 70...
Nicolas Jean-Baptiste Raguenet - La pompe de la Samaritaine, le Pont-Neuf et l'île de la Cité, vus du quai du Louvre, XVIIIème siècle
Giuseppe Canella - La Cité et le Pont-Neuf vus du Quai du Louvre, 1832
...car elle a été détruite en 1813. C'est à l'emplacement de l'ancienne pompe, dans une corbeille sur la seconde arche à partir de la rive droite, que monsieur Cognacq...
...futur époux de madame Jay...
...installa en 1867 son petit commerce de tissus, qu'il vendait sur des caisses d'andrinople rouge, à l'abri d'un grand parapluie. On l'appelait le Napoléon du déballage, et il réussit si bien qu'en 1870 il ouvrit sa boutique, rue de la Monnaie pas loin du pont. Il l'appela La Samaritaine, et la transforma trente ans plus tard en grand magasin. On y trouvait absolument...
Publicité pour la Samaritaine, ca 1970
Mis en ligne par joey florian
...tout. Actuellement on n'y trouve rien, ce rien devant peut-être bientôt se transformer en fantôme.
(à suivre)
(1) La place Dauphine était le quartier des graveurs, métier de son père.
Un grand travail de documentation arrangé selon un fil rouge original, un zeste d'humour, bravo en attendant la suite.
RépondreSupprimerArticle foisonnant d'informations, article d'une riche qualité. Donc, me trompé-je si j'affirme : les échoppes du Pont-Neuf furent fermées (dommage, ce serait notre Ponte Vecchio florentin) et la Samaritaine fermée aussi : qui veut la peau du commerce dans la capitale ?
RépondreSupprimerMerci beaucoup de ces details intéressants sur le Pont-Neuf, que je ne connaissais pas.
RépondreSupprimerJ'ai utilisé l'information et les images de votre page excellente pour ma conférence sur Paris. Merci et bonjour des Pays-Bas