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“Rien ne distingue les souvenirs des autres moments: ce n’est que plus tard qu’ils se font reconnaître, à leurs cicatrices.”
Chris Marker - La Jetée, 1962
Chris Marker - La Jetée, 1962
Le voyage avait été long.
En
fait, je ne m'en souviens pas très bien, du voyage. En train, seul
ou en groupe ? Dans la voiture d'un copain ? Plutôt un autocar
affrété par la fraction, je pense - difficile de préciser, c'est
loin.
Quand
je me suis réveillé, j'étais allongé sur un lit de dortoir (mais
peut-être que je ne me suis pas réveillé. Peut-être que j'avais
juste jeté mon sac avant de m'étendre un instant. Peut-être).
Possible
donc que je n'aie pas dormi du tout. Que le sommeil soit un faux
souvenir. Comme tant d'autres.
Un
grand dortoir de trente lits, ou même plus ? Il faisait froid.
Très froid, on était un 31 décembre 1970. Au matin.
On
avait voyagé toute la nuit, je pense.
Un
dortoir de monastère.
Plus
exactement, de maison d'hôtes de monastère. Les moines dorment en
cellules, leurs hôtes en dortoir – enfin, c'est selon la richesse
relative des monastères - aujourd'hui les chambres doivent plutôt
être la règle. Le reste n'a pas dû changer. On reconnaît vite,
habitude de jeunesse. Odeur particulière, nette, pauvre. Paternelle
douceur des consignes affichées. Petite croix au-dessus de la porte.
Envie de se tailler au plus vite. Pas à l'ordre du jour.
Une
réunion politique de quelques jours dans un monastère quelque part,
dans les Basses-Alpes, les Pyrénées ?
Il
faisait très froid, j'ai tendu la main vers la couverture au pied du
lit, rêche, brune, simple, militaire. A ma gauche le lit était
occupé, Nous étions seuls dans le dortoir, S. et moi.
S.
était (a toujours été) d'une beauté particulière. Pas de celles
qui aimantent, mais de celles qui figent, et vous laissent interdits.
Presque adolescente encore, déjà marmoréeenne. Autour d'elle, les
flots s'écartaient, les militants se taisaient – bandes de petits
mectons agressifs soudain calmés dès qu'elle ouvrait la bouche,
calme, précise, avec autorité. S. était de ces filles qui, encore
nouvelles arrivées, de bergères se font chefs de guerre, fondent
des ordres monastiques ou sauvent des villes assiégées. S. était
une sainte en mission chez nous autres, les mini-bolcheviks. Et,
comme toutes les saintes en mission, S. était noyée d'angoisse.
Elle
avait dû se réveiller avant moi. Elle était assise, ses deux mains enserrant une cheville, dans
l'attitude de qui lutte contre une douleur.
Je
ne suis pas un bon remède à l'angoisse. Je ne déborde pas
d'anecdotes, je ne suis pas le boute-en-train des soirées
collectives, pour vous rassurer je suis nul. Mais ce qui radiait par
vagues depuis le lit d'à côté, ce jour-là, je n'avais rien à y
voir et je n'aurais de toute façon rien pu y faire. Et si je me
souviens si bien de ce moment-là, c'est que c'est par le silence
qu'on connaît le mieux les gens.
Nous
sommes restés ainsi un temps sans rien dire, puis nous sommes
descendus vers ce qui tenait lieu de salle de réunion.
La
fraction
avait dû naître (je n'étais pas là) en 1969, un an après l'organisation-soeur
italienne. Cette dernière, une fois sortie de LaQuatre,
était rapidement devenue une des quatre grandes (1) de
l'extrême-gauche italienne. De leur côté les militants de l'ex-JCR
qui allaient former la fraction,
mis enminorité et même ratatinés lors du congrès de fondation de
LaLigue, y étaient restés - et donc aussi dans LaQuatre
abhorrée. Refusant de se définir comme trotskystes
et, sur la fameuse question de la nature de l'URSS, se rangeant sur
les positions de Socialisme
ou Barbarie,
allergiques au castro-guévarisme qui sévissait dans LaLigue, parce
que certains avaient pu voir la bête de près à Cuba même, ils
n'étaient toutefois pas allés jusqu'en Chine et étaient donc pour
partie d'entre eux de sensibilité maoïste (2). Certains avaient
continué à se réunir après le congrès, persévérant à
l'intérieur même de LaLigue dans d'occultes menées fractionnelles,
strictement interdites par le centralismedémocratique. Tout cela, on le constate, bien d'époque.
Voilà pour l'idéologie, en gros.
La
vie, c'était autre chose.
Déjà
qu'à l'époque le quotidien militant commençait parfois très tôt
à la porte des usines (andiamo a volantinare, auraient dit
fort joliment les italiens) et finissait souvent très tard en
réunion vaseuse... Mais en plus la fraction, clandestine pour ainsi dire au carré,
vous convoquait entre deux et trois heures du matin – ou sinon
quasiment dans les chiottes de la fac, tremblants de vous faire
repérer par un espion majoritaire. Quant aux congrès ou aux
réunions nationales, il ne fallait y compter que dans un monastère
au fond des bois du 31 décembre au 1er janvier, seuls jours où l'on
fût sûr que le trotskyste standard était chez papa-maman, en train
de bouffer la bûche - ou le gefilte fish, qui sait.
Nous
y voici, donc. Au monastère.
La
fraction recrutait petit à petit les militants déroutés par
l'orientation majoritaire, ce qui était mon cas (3). C'était donc
mon premier congrès clandestin – pour S. aussi, je pense.
Honnêtement, ça ressemblait à n'importe quel stage de la JEC de
l'époque – et côté retraites au monastère j'avais une certaine
expérience. On était une petite centaine. Les garçons avaient
leurs guitares, les filles distribuaient les entrecôtes, quoi de
plus naturel. Les chefs nous briefaient, on écoutait et on notait
les citations de Marx et de Lénine (4). On avait des nouvelles des
organisations sœurs du Milanais et de la Catalogne (5). On votait
(peu). On repartait bourrés de vagues certitudes. De cicatrices futures aussi, mais on ne pouvait pas encore les voir.
On repartait en
autocar ? Je crois me souvenir de S., dans l'autocar.
C'est possible. De toute façon, le voyage serait long.
(Deux
mois plus tard, un majoritaire plus futé que les autres
piquait un de nos bulletins intérieurs, illico republié dans toute
Laligue : nous étions des traîtres avec, circonstance aggravante, des accointances à l'extérieur. Sommés de faire repentance devant l'AG de ville en
pleine salle de la Mutualité, nous claquions la porte en tohu-bohu
et allions fonder notre propre franchise, un gruppetto à
nous. Fin de la clandestinité - à la fin de l'année on aurait droit à la bûche, nous aussi - ou au gefilte fish, qui sait ?)
(1)
Avanguardia Operaia, Lotta Continua, le PdUP et,
essentiellement étudiant-milanais mais massif, le Movimento
Studentesco (dit Ms della Statale).
Potere Operaio était
largement inférieur en nombre de militants, sinon en influence
intellectuelle. Des quatre, c'étaient AO et le Ms qui avaient le
plus de consistance organisationnelle, et qui ont formé le plus
grand nombre de politiciens d'avenir – enfin,
ce qu'on appelle l'avenir
dans les bureaux : à l'heure où j'écris le possible futur premier
ministre italien est un ancien d'Avanguardia Operaia.
(2)
Il faut se remettre dans le bain de ce temps-là, les groupes dont on
refait aujourd'hui l'histoire intellectuelle - un peu religieusement,
et tout à fait ex
post
- ne sont pas exactement ceux qui agissaient en réalité. S. ou B. s'était dissous trois ans auparavant, son dernier tronçon
vivant, Pouvoir Ouvrier, était agonisant - mais leur influence
intellectuelle était sans commune mesure avec leur présence
physique. Dans des groupes estimables comme ICO ou les Cahiers
de Mai
les gens se comptaient sur le doigts de la main, on en retrouvait
quelques-uns chez nous, lassés de la vie de chapelle. Les
(marxistes-) libertaires, à leur habitude, vivaient sur leur propre
planète - amicale certes, mais planète. Ce qui fait que l'essentiel du mouvement se retrouvait, soit dans les
derniers restes des comités d'action et dans d'éphèmères comités
de lutte, soit (et souvent en même temps) dans et à travers trois
groupes - LaLigue, LaGépé et nous autres. Je sais qu'il est
difficile d'imaginer que les mêmes militants pouvaient délirer sur
la révolution culturelle en Chine, s'alimenter intellectuellement à
la Vieille
Taupe
(celle d'avant
l'infamie) et lire dévotement l'IS, mais c'était la vie - celle qui
n'est pas ex
post,
mais ex
ante.
(3)
Dans les facultés, les lycées et les quartiers, Laligue poussait
les militants des comités d'action à les quitter et à se regrouper
en comités rouges,
c'est-à-dire à adhérer chez elle. C'était une sorte d'automatisme
chez les dirigeants de Laligue de rajouter l'adjectif rouge
à tout mouvement qu'ils vouaient
obstinément scinder. Les premières militantes de LaLigue à
s'investir (langage d'époque) dans le mouvement de libération des femmes vinrent un
jour s'enquérir auprès de Daniel Bensaïd de la stratégie
à y appliquer (question-type à poser au chef-théoricien) et il leur répondit :
pourquoi pas un mouvement des Femmes Rouges ?
Comme de son côté Lagépé faisait de même à sa manière, le
mouvement (le vrai, le mouvement d'ensemble) passa les années 69-72
à s'empêtrer entre ces deux armadas.
(4)
Que je n'arrivais pas toujours à retrouver dans le texte d'origine,
d'ailleurs. Mes premières expériences de do-it-yourself-theory.
(5)
La Organización Comunista de España (Bandera Roja). Issus du PSUC (le PC catalan) les militants de BR étaient actifs
dans les Comisiones
Obreras
(CCOO)
du grand Barcelone. Leurs analyses des CCOO allaient dans le même
sens que celles d'Avanguardia
Operaia
sur
les CUB (Comitati Unitari di Base) :
le parti révolutionnaire in
nucleo
(ce
Graal des gauchistes de l'époque) était autant, sinon plus dans ces
comités que dans les mini-partis autoproclamés. Cela dépassait
assez le marxisme-léninisme zombifié pour nous séduire – mais
c'était loin de suffire, comme l'avenir allait nous l'apprendre.
Avertissement d'ordre général, à propos des je me souviens.
Les je me souviens sont (en principe) des textes à contrainte thématique simple - contrainte dite "ne vas pas encore raconter ta vie" : chaque épisode ne peut être narré qu'une et une seule fois. Les retours sont interdits, les modifications par réédition sont autorisées. Le lecteur s'aventure à ses risques et périls, au fil hasardeux des tags.
A un certain point de la narration - désormais atteint - la mémoire collective et l'archive sont sollicitées à un point tel que cette contrainte initiale ne peut plus être respectée. Elle est remplacée par une autre, dite "raconte ta vie, mais trois fois". Chaque épisode fait intervenir trois voix.
La première, police Trébuchet gris-blanc, est la voix subjective, respectant la contrainte initiale de non-répétition.
La seconde, de couleur orange, est la voix du rappel historique, de l'archive, de l'événementiel voire de l'anecdotique - elle documente et, forcément, elle est amenée à se répéter souvent.
La troisième, de couleur bleue, est celle de la mémoire errante et, à sa manière, récurrente. Car la mémoire est comme ces projectiles bizarres, boomerangs, balles à effets. Elle ne court pas en ligne droite, elle balaie l'imprévu avant de nous revenir par des voies surprenantes. Elle a ses façons de bégayer pour réinterpréter.
Voilà, j'ai dit, et j'ai sauvé mon âme, youpi.
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