Leçons de choses, 1938
Source : Agence Eureka
Ce n'était pas en 1938 mais une quinzaine d'années plus tard, et c'était à Versailles. Pour les grands garçons il y avait le Grand Saint-Frusquin, et pour nous autres petizenfants, un peu plus près de chez moi le Petit Saint-Frusquin. Première entrée dans la Grande Machinerie Sociale, plume sergent-major, encriers de porcelaine fichés dans les petits pupitres noirs à panneau rabattant, dix bons points qui faisaient un gros bon point, dix gros bons points qui donnaient doit à une image (pieuse). Tout cela donc, férocement vintage.
Moi, et ma boîte à bons points. Et Dieu.
La Miche de pain, catéchisme catholique illustré pour les tout-petits, 1ère année, 5 ans
Les leçons de Dieu avaient lieu dans une grande salle à part, où on apprenait dans le Livre spécial, La Miche de pain, les définitions de Dieu. Et son plan.
Dieu était infiniment grand, infiniment aimable, invisible, probablement sans saveur, et omniprésent. Tout le contraire de nous qui étions tout petits, faisions plein de bêtises et ne pouvions nous cacher nulle part.
On avait vite fait de comprendre qu'à la différence de Mademoiselle Olivier, plutôt coulante avec les bons points, Dieu était du genre à ne pas vous louper.
Quand on est môme, on a tendance à se croire léger et immortel. Ces petits dessins nous ramenaient avec insistance à notre humaine condition :
...on devrait d'abord se tuer au travail...
...ensuite on allait tous crever pour de bon...
...avec le risque non nul d'en baver subséquemment et pour l'éternité.
Bon, il y avait des rattrapages...
...mais on se sentait, comment dire, découragé d'avance...
...sans compter qu'elle n'était pas vraiment nette, la frontière entre le petit coup de trop et la gourmandise anodine.
Enfin venait cette image, dont je me souviens si bien que je peux la redessiner de mémoire :
La Miche de pain
Les yeux écarquillés, j'ai dû passer des heures devant cette page, à chercher la fourmi.
Car de deux choses l'une : soit elle était réellement représentée et je pouvais espérer la trouver, comme dans ces jeux dessinés où on cherche l'indice - soit elle ne l'était pas et c'était bien là le scandale : cette tartine de noir uniforme, c'était ma disqualification en tant que regard humain. La fourmi réelle au cœur de la nuit, j'aurais accepté de ne pas la voir, mais son image absente était une tout autre affaire - un trou noir dans mon catéchisme. Je découvrais un paradoxe graphique dans ce qui n'était qu'un tour de passe-passe de plus dans le sac à malice des prédicateurs. Et, le découvrant, je me mettais pour la première fois à douter. Car l'involontaire (1) profondeur de cette image, à elle seule faisait oublier tout le prêchi-prêcha qui l'entourait.
Quinze années passèrent.
Casimir Malévitch - Квадрат/Quadrangle, dit Carré noir, dit aussi Carré noir sur fond blanc, 1915
Source : Wikimedia Commons
Source : Wikimedia Commons
Evidemment, le Carré noir me rappelait quelque chose. Mais le Dieu de Malévitch - plus exactement ce que Malévitch appelle Dieu - n'a rien à voir avec le surveillant des fourmis - Il en est plutôt l'exact contraire. Le carré noir, accroché lors de l'exposition de 1915 au coin de plafond...
Œuvres de Malévitch, Exposition futuriste "0, 10", 1915
Le Quadrangle, dans le coin en haut
Source : Numuscus
...ou l'on suspendait traditionnellement l'icône domestique, est le point d'entrée dans le Monde sans objet, et si théologie - ou plutôt ontologie - il y a, elle est ici totalement négative. L'artiste suprématiste s'inscrit dans un mouvement qui tend vers le sans-objet absolu, la liberté du Rien (2). L'ouverture à un Etre-abysse qui est en même temps un espace intersidéral (3)...
La définition Malévitchienne de Dieu, ou plutôt de l'Absolu, on la trouve dans Dieu n'est pas détrôné, au fameux paragraphe 23, celui de la dernière relève :
"En définissant Dieu comme l'absolu, on a défini la perfection, et malgré cela ce «tout» échappe tout de même, ses frontières sont insaisissables dans l'absolu et nous ne pouvons commander aux frontières. Et en effet, comme ils sont infinis les mondes de l'Univers, comme ils sont incalculables les brouillards des soleils qui filent avec leurs systèmes ! Quel taximètre mesurera leur vitesse et l'espace qu'ils ont parcouru ? Tout l'infinité des brouillards solaires file dans les ténèbres, et nous avec notre terre, comme un grain de poussière dans la poussière générale des mondes, nous filons dans un tourbillon insensé, et jusqu'à présent nous ne pouvons établir d'où et où nous volons, quel est le but et quel sens il y a dans cette rotation tourbillonnante infinie. Et l'homme veut calculer toute cette incalculabilité et en faire l'objet de son étude et des ses «argumentations scientifiques» par l'évidence des exemples à travers l'expérience; or sur quoi, sur quel objet effectuer l'expérience ? Que le dise donc l'homme quand arrivera le jour où pour la dernière fois retentira la sirène sur la fabrique du travail, quand le collège scientifique dira que tout est fini, que c'est la dernière relève, que «tout» est connu et quand l'homme criera sur la fabrique : assez, le travail est fini, tout est étudié à fond. Je suis au sommet des mondes ou bien les mondes sont engloutis par moi, j'ai maîtrisé toutes les perfections. «Je suis Dieu»."
Casimir Malévitch, Dieu n'est pas détrôné. l'Art. L'Eglise. La Fabrique, Vitebsk, 1922.
De Cézanne au suprématisme: tous les traités parus de 1915 à 1922, L'Age d'Homme éd. 1974, p. 170,
trad. Jean-Claude et Valentine Marcadé.
A peu près au moment où il écrivait à Vitebsk Dieu n'est pas détrôné, Malévitch rédigeait d'un seul jet, le 15 février 1921, un court éloge de la paresse : "Tout souverain ne fait que remuer la vie à coups de «J'ordonne» et de «Que cela soit». Nous en connaissons déjà quelques exemples, mais tout ce qui a été fait dans le passé ne l'a été que par l'homme; aujourd'hui l'homme n'est déjà plus seul : la machine l'accompagne; demain il ne restera que la machine ou quelque chose qui en tiendra lieu. Alors il n'y aura plus qu'une seule humanité, assise sur le trône de la sagesse préétablie, sans chefs, sans souverains et sans faiseurs de perfection; tout cela sera en elle; de la sorte, elle s'affranchira du travail, atteindra la paix, l'éternel repos de la paresse et entrera dans l'image de la Divinité" (4).
Je ne suis pas resté longtemps au Petit Saint-Frusquin - ensuite, j'ai longtemps vécu à l'ombre des cheminées d'usines. J'entendais sonner la sirène du soir, avant de voir passer ceux qu'on appelait encore des ouvriers, à l'époque. Mais merci, Casimir Sévérinovitch, maintenant je sais que quand retentira la sirène de la dernière relève, nous serons un Dieu paresseux. Et pas des foutues fourmis.
Casimir Malévitch - Travailleuse, 1933
Musée russe, Saint-Pétersbourg - Source : Wikimedia Commons
(1) La légende de l'image est en fait un proverbe arabe bien connu, lui-même dérivé d'un hadith. Le fait que cette non-image soit ainsi associée à un Islam notoirement réticent à la représentation de l'animal, et que de plus le hadith d'origine soit une condamnation du Shirk - l'associationnisme, le fait de révérer une autre divinité à l'égal du Dieu unique, ce péché capital des musulmans - ces courts-circuits entre image et idolâtrie qui mobilisent les trois religions du Livre, tout cela a-t-il été simplement entrevu par l'illustrateur catholique des années 30 ?
(2) La philosophie de Malévitch est moniste, la métaphore du retour à un Dieu créateur fait référence à un dévoilement de l'être au-delà des objets et des médiations techniques - artistiquement, par-delà la mimésis et hors tout symbolisme, par la manifestation de la couleur et de la forme pures. Pour les références philosophiques, il faut probablement se tourner du côté des des Chercheurs de Dieu et de la Lebensphilosophie russe des années 1900 (le premier Berdiaev, Mikhaïl Gershenzon à qui est dédié Dieu n'est pas détrôné) - et en même temps vers les Constructeurs de Dieu (Bogdanov, Lounatcharski... il faut rappeler que ces Constructeurs étaient aussi une tendance du parti bolchevik). Mais il faut aussi penser à l'anarchisme Bakouninien - Malévitch écrit plusieurs articles dans la revue Anarkhia en 1918 "le drapeau de l'anarchie est le drapeau de notre moi; et notre esprit, tel le vent libre, fera frissonner ce que nous possédons de créateur dans les espaces de l'âme" (cité par Jean-Claude Marcadé, Malévitch, 1990 p. 23).
(3) Le critique Nikolaï Pounine décrivait ainsi les rapports entre les hérauts respectifs du constructivisme et du suprématisme : "aussi longtemps que je me les rappelle, (Tatline et Malévitch) se sont toujours répartis entre eux le monde : la Terre, le Ciel et l'espace interplanétaire, établissant partout la sphère de leur influence. Tatline se réservait habituellement la Terre, s'efforçant de pousser Malévitch dans le ciel au-delà de la non-figuration. Malévitch, tout en ne refusant pas les planètes, ne cédait pas la Terre, considérant à juste titre que la terre est, elle aussi, une planète et que par conséquent elle peut être elle aussi non-figurative" (cité par Jean-Claude Marcadé, Malévitch, p. 18).
(4) Casimir Malévitch, La paresse comme vérité effective de l'homme, Allia éd. 2010, trad. Régis Gayraud, pp. 30-31. Le texte, conservé aux archives Malévitch du Stedelijk Museum Amsterdam, n'a été publié en russe qu'en 1994 - et pour cause.
Dieu n'est pas détrôné (ou déchu, selon les versions) a été traduit trois fois en français, dans les recueils suivants d'œuvres de Malévitch :
- Ecrits, présentés par Andréi Nakov, traduction par Andrée Robel, Champ Libre éd. 1975, rééd. Ivrea, 1997, pp. 373-420.
- Ecrits sur l'art, tome 1 : De Cézanne au suprématisme, présentation par Jean-Claude Marcadé, traduction par Jean-Claude et Valentine Marcadé, L'Age d'Homme éd, 1993, pp. 145-179.
- Le suprématisme, le monde sans-objet ou le repos éternel, présentation et traduction par Gérard Conio, infolio éd. 2011, pp. 329-378.
L'occasion de signaler cette édition, pour la première fois complète, du grand œuvre de Malévitch. Dieu n'est pas détrôné n'en constitue qu'un chapitre, le seul publié en 1922. La version complète du manuscrit, laissé à Berlin en 1927, ne sera éditée en allemand qu'en 1962, et dans le russe original en 2000.
L'indispensable livre de référence sur Malévitch est celui de Jean-Claude Marcadé, Casimir Malévitch, Nouvelles éditions françaises, 1990 - hélas épuisé et à prix d'or en occasion.
A titre d'introduction à cette période de l'art russe, on peut lire, du même J.-C. Marcadé, L'avant-garde russe, Flammarion, 1995 rééd. 2007; pour l'arrière-plan philosophico-politique, les entretiens entre Gérard Conio et Philippe Sers pour la Radio Suisse Romande : Les Avant-Gardes entre métaphysique et histoire, L'Age d'Homme éd. 2002. On peut compléter avec le bon livre de François Champarnaud, Révolution et contre-révolution culturelles en URSS, Anthropos éd. 1975, qu'on trouve encore quelquefois chez les bouquinistes.
Je dois la plupart des images de La Miche de pain (édition en usage dans les années 50, probablement identique à la première de 1934) à Jean-Luc Tafforeau, qu'il en soit remercié - mon exemplaire, il est depuis longtemps parti dans une poubelle.
MERCI ! Un très bel article. Comme toujours.
RépondreSupprimerJe suis éblouie de ce site. J'ai suivi passionnément l'histoire racontés. Progressivement j'arrive à Mallevitch. Surprise. J'ai fait une conférence hier soir sur Mallevitch à la Maison de la culture Frontenac.
RépondreSupprimerMerci de cet amusement