Anne-Louis Girodet-Trioson - La révolte du Caire, 1810
Musée national du château de Versailles
Source : Wikimedia Commons
Bonaparte prend Le Caire le 22 juillet 1798, après la bataille des Pyramides. Les occupants français sont rapidement confrontés à la fois à la marine anglaise, à l'hostilité des Ottomans et à l'incompréhension, puis la résistance d'une majorité de la population. L'armée française d'Egypte, isolée, ne peut plus compter sur les rentrées fiscales des douanes, et Bonaparte décide de créer au Caire un bureau d'enregistrement des titres de propriété, de façon à appliquer rapidement un système d'impôts indirects à la française, droits de mutation, papier timbré pour les actes de mariage et les testaments, etc... Nouveauté absolue pour les Cairotes, et impossible à réaliser dans les délais impartis.
Un compromis est passé avec le Diwan (assemblée des notables) : les habitants paieront une taxe foncière proportionnelle, des architectes vont visiter toutes les maisons pour la calculer. Encouragés par les prêches de certains Ulémas, les Cairotes y voient une jizya (capitation) jusque-là uniquement payée par les dhimmis (non-musulmans) et donc une humiliation. Le 21 octobre 1798 des manifestations se forment, avec les étudiants d'Al-Azhar, des petits ulémas et le peuple du Caire jusqu'à ses couches les plus pauvres. Le général Dupuy se rend sur les lieux pour appeler au calme, il est tué. L'insurrection se généralise, s'attaquant aux Français et aux Coptes, et prend Al-Azhar comme quartier général.
Le lendemain Bonaparte contre-attaque et fait canonner les quartiers insurgés. Les Français reprennent les barricades une à une. Les révoltés tentent une négociation refusée par Bonaparte, les derniers coups de feu sont entendus dans la nuit du 22 au 23. A l'aube, Bonaparte donne l'ordre de saccager la mosquée Al-Azhar. Le bilan de la fitna (1) du Caire est de deux à trois cents morts du côté français, et dix fois plus du côté égyptien (2).
La révolte du Caire, commandée en 1809 à Girodet pour la Galerie de Diane des Tuileries, fait partie du grand programme iconographique de la propagande napoléonienne, mais dans cet ensemble même elle témoigne d'un excès, évident si on la compare au tableau de Guérin sur le même sujet...
Pierre-Narcisse Guérin - Sa Majesté pardonnant aux révoltés du Caire sur la place d'Elbékir, 1808
Musée des Beaux-Arts de Caen
Source : Wikimedia Commons
...et qui faisait partie de la même commande. Stendhal admirait le tableau de Girodet, le comparant à "un nid de vipères qu'on découvre en changeant de place un ancien vase, on a peine à suivre le même corps, si on le regarde longtemps, il fait aller les yeux... Du reste deux ou trois têtes superbes de fureur. C'est l'a, b, c de l'expression" (3).
Vivant Denon, directeur du Musée Napoléon (notre Louvre) se montrait plus précautionneux que Stendhal en écrivant à son empereur que "tout cela est bien exprimé et rendu avec énergie, mais emporté peut-être par son sujet, il a outrepassé le mouvement d'une révolte et la colère des révoltés...(4) "
Emporté, outrepassé : dans cette débauche de violence on est loin, en effet, du vainqueur miséricordieux de Guérin ou du visiteur compatissant des Pestiférés de Jaffa. Sans compter l'évidente charge érotique de ce corps nu du combattant arabe, comme le regrettait un fonctionnaire du temps : "ce tableau, comme je l'ai annoncé à son Excellence, représente des scènes désagréables. Il y a sur le devant plusieurs personnages morts et un nègre accroupi tenant à la main une tête qui vient d'être coupée; mais ce qui aura sans doute le plus répugné à sa Majesté l'Impératrice(5), c'est un personnage arabe qui est entièrement nu, parmi les figures du premier plan. On pourrait cependant faire disparaître ce qu'il y a de plus choquant dans la nudité de cette figure et on pense que ce serait l'affaire de peu de jours.(6)" On ne sait pas si c'est Girodet ou un autre qui a légèrement voilé cette nudité de ce qu'on appelle un repeint de pudeur.
Etonnant dérapage pictural où la violence extrême de la représentation, par ailleurs soigneusement ethnicisée, fait écho à la brutalité stupéfaite du contact colonial - et aussi, par-delà deux siècles d'écart, à ses lointaines conséquences, un peu plus près du Nil qu'Al-Azhar, sur le macadam sanglant de la place Tahrir.
(1) Fitna : épreuve, rupture, discorde, révolte...
(2) Cf. Henry Laurens, L'expédition d'Egypte, 1798-1801, Seuil, 1997.
(3) Lettre de Stendhal à Faure, recopiée dans son Journal, 10 novembre 1810.
(4) Vivant Denon, directeur des musées sous le Consulat et l'Empire, Correspondances (1802-1813) éd. RMN, 1999.
(5) Marie-Louise.
(6) Chanal, chef du Bureau des Beaux-Arts, au duc de Cadore, Intendant général - cité, comme pour les trois notes précédentes, par Stéphane Guégan, Girodet, Stendhal et Guizot au Salon de 1810, in La vie romantique, hommage à Loïc Chotard, Presses de Paris-Sorbonne, 2003.
Et pendant ce temps-là...
Une analyse intéressante sur Couterpunch via The Arabist
Merci un milliard de fois (sinon plus) pour cet admirable article !
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