04/01/2011

Le spectacle est total (Tissot #6)



Le cirque pose un petit problème au peintre. Pour reprendre le point de vue du spectateur, la disposition des gradins impose une perspective de haut en bas sur la piste. C'est un procédé qui a tendance à distancier, à amoindrir la force expressive. Ainsi de ce tableau de Bellows...


George Wesley Bellows - The Circus, 1912
Addison Gallery of American Art, Phillips Academy, Andover, Massachusetts
Source : Wikimedia Commons


...alors que dans les scènes de boxe du même artiste le sujet est magnifié...


George Wesley Bellows - Ringside Seats, 1924

... même quand la ligne d'horizon n'est pas plus bas que le tapis de ring. Dans The Circus le peintre a ajouté les personnages aux agrès pour que son écuyère un peu lointaine ne soit pas écrasée par les ombres du chapiteau. Laura Knight, elle, remplira la piste à ras bord. Et Suzanne Valadon...



Suzanne Valadon - Le Cirque, 1889
Cleveland Museum of Art


...installe ces spectateurs qui se découpent sur la piste, et sans lesquels ce tableau resterait un peu plat. 

Alors le peintre cherche d'autres effets - revenir à la contre-plongée comme Degas (1)...


 Edgar Degas - Miss Lala au cirque Fernando, 1879
Source : Wikimedia Commons


...ou installer sur la piste quelque chose de haut, ou alors de très gros. Et enfin s'approcher au plus près du personnage, peindre les saltimbanques comme Manet les toréadors, ainsi Renoir, la même année que Degas au même cirque Fernando : les Deux jongleuses - de la même manière que, onze ans plus tôt...



Pierre-Auguste Renoir - Le clown, 1868


Mais alors, autre dilemme : dans le portrait emphatique du clown ou de l'acrobate, le spectateur est réduit à la portion congrue. Or le spectateur est au moins la moitié du spectacle, il y a contradiction à l'évacuer dans un petit coin de la représentation - contradiction que Vallotton a sentie...



Félix Vallotton - Femme acrobate, 1910


...dans la Femme acrobate où la moitié du tableau est occupée par un public d'autant plus inquiétant qu'il est noyé dans l'obscurité.

Il ne s'agit pas là d'une question purement formelle : le cirque, dans les années 1880, est l'un des lieux où l'artiste est confronté aux premières manifestations du spectacle total (2) - et au défi de sa représentation dans le médium particulier qui est le sien. Seurat, par exemple, avait sa solution. Mais Tissot aussi, qui a choisi de donner les deux vues en même temps, d'en haut et d'en bas, chacune étant soulignée par le regard d'un des personnages :

James Tissot - Les femmes de sport/Amateur Circus, 1883-1885 (image modifiée)
Museum of Fine Arts, Boston
Source


...par en-dessous, dans le regard du Spectateur...


James Tissot - Les femmes de sport/Amateur Circus, 1883-1885, détail (image modifiée)
Museum of Fine Arts, Boston
Source


...et par en-dessus, dans le regard (peut-être, car il nous est caché) de la Dame en rouge à l'éventail ouvert, qui rappelle la spectatrice de la Danseuse au bouquet de Degas.

Chez Tissot les regards racontent des histoires. Celui du Spectateur, par en-dessous, n'est pas retourné par l'acrobate en rouge (3)...





...et se dirige plutôt vers l'acrobate en bleu, qui, lui, regarde les dames du côté opposé.

La dame en rouge du premier plan, elle, est visiblement engagée dans un aparté avec le clown, vu par en-dessus.

Mais il y a un troisième axe dans le tableau : entre la Dame en rouge et le Spectateur, la Dame en rose à l'éventail fermé fixe l'artiste...




...cela dit elle est un peu faux raccord, cette dame, car en regardant bien on s'aperçoit que le véritable échange visuel, à la ligne d'horizon du tableau, se fait avec cette femme au fond, toutes jumelles dehors.



Et tiens, elle aussi...





D'ailleurs, qu'est-ce-qu'ils regardent tous avec leurs jumelles ?




Le tableau ne montre qu'une partie de la piste, mais il n'y a pas de raison que l'autre soit occupée : comme je l'ai déjà dit le clown est en train de meubler un intermède...  




 ...en fait, tous ces gens...



...se regardent entre eux...





...le spectacle est dans l'assistance. 

Un brin d'explication s'impose : chez Molier chaque représentation donnait lieu à plusieurs concours de beauté (le plus beau chapeau, le plus charmant profil, le plus joli sourire etc...) Les messieurs votaient discrètement, les dames étaient installées à part, sur les gradins à mi-hauteur - pour y accéder et en descendre afin de recevoir leur prix elles devaient emprunter des échelles et donc montrer leurs jambes. Quand le cirque donna des représentations pour vraies femmes du monde, il fallut construire un escalier... Et le fameux soir des demi-mondaines, certaines pantomimes étaient féminines et dénudées, sous prétexte artistique, ainsi en 1908 sur le thème...


Un tableau de la pantomime de Sardanapale au Cirque Molier, Comoedia
repr. in Gustave Witkowski Le nu au théâtre depuis l'antiquité jusqu'à nos jours, 1909.


...du Sardanapale de Delacroix. Le spectacle est donc double, et les gradins eux-mêmes sont un dispositif voyeuriste que Tissot a saisi comme un entrelacs de coups d'oeil dans un cercle fermé de regards attentifs. C'est cela la dernière surprise de ce tableau, son vrai sujet : non pas ces acrobates qui lorgnent ailleurs, ni ce clown qui n'intéresse manifestement personne. Bien plutôt ce discret racolage mondain : ces messieurs font leur choix



Et quant au fond de l'affaire le Cirque Molier, toutes classes étant (in)égales par ailleurs, n'est finalement pas si loin du salon de la rue des Moulins.

(C'est le pénultième billet de cette série - pour le prochain et dernier on s'évade, on va à l'opéra et au ciné)






(1) A l'époque où il peint Miss Lala, Degas réfléchit à la peinture par en-dessous  et il envisage de s'entraîner en installant "des gradins tout autour de la salle pour  habituer à dessiner de bas en haut les choses" (Carnets publiés par Th. Reff, cités par Ian Dunlop, Degas). C'est aussi la période où sa peinture prend un tour de plus en plus abstrait. Degas était un fervent spectateur de clowns et de pantomime anglaise, et aussi un grand amateur de grosses plaisanteries à froid.

(2) Le spectacle de masse est le premier stade de l'industrie culturelle. Il prend forme au cours des années 1860 : cafés-concerts et music-halls, cirques et parcs d'attraction. Le premier roller-coaster (grand huit) est installé à Coney Island en 1884. Ce sont les années 1870 qui voient le développement de Barnum aux Etats-Unis avec les grands cirques à trois pistes et l'utilisation des chemins de fer, mais c'est en 1881 que les entreprises de Barnum et Bailey fusionnent pour devenir réellement le plus grand cirque du monde. C'est au début des années 1880 que Tony Pastor industrialise le Vaudeville américain et que la construction des grands Variety Theatres (l'Empire à Leicester Square, 1884, 2000 places) marque l'apogée du music-hall londonien. L'hippodrome de l'Alma, immense salle de 6000 places à architecture métallique, ouvre en 1877 et c'est là que sont organisées les fêtes de Paris-Murcie, première opération internationale de charity business à grand spectacle. Sans oublier l'influence des expositions universelles et de leurs architectures de verre et de métal, depuis le Crystal Palace en 1851 : les années 1880 sont encadrées par les deux expositions parisiennes de 1878 et 1889.  Les caractéristiques du spectacle total vont en s'affirmant à partir du milieu du XIXème siècle : massification de l'audience, immersion multisensorielle, tendance croissante à l'isolement du spectateur, espace disciplinaire de la représentation. Le cinéma dans les années 1890, puis la télévision ne feront que les accentuer dans une abstraction de plus en plus pure. Sans oublier l'Internet, dont il est parfois utile de rappeler que, contrairement à certaines illusions, il est le dernier état à ce jour de ladite industrie culturelle. 

La tendance à ce qu'on appelle l'oeuvre d'art totale (Gesamtkunstwerk) au sens wagnérien, puis futuriste et constructiviste, est une réaction des artistes  à l'apparition du spectacle total et de l'industrie culturelle.  Remis en cause, chacun pour son médium particulier, musique, poésie ou peinture de chevalet, les artistes (dits d'avant-garde) tentent de reprendre l'avantage. Le Festspielhaus wagnérien de Bayreuth, cette première fabrique à Gesamtkunstwerk, est inauguré en 1876. Sa forme en amphithéâtre et gradins rappelle, non seulement le théâtre antique, mais aussi le cirque. Le Grosse Schauspielhaus de Berlin, l'un des plus célèbres théâtres inspirés de Bayreuth, fut effectivement construit à l'emplacement et en s'inspirant des plans d'un  cirque.

(3) Comme je l'avais déjà signalé, Tissot est intéressant à interpréter selon les méthodes de la Gender et/ou Queer Critique. Cette partie du tableau joue plutôt sur un registre homoérotique - le coin Charlus de ce côté Guermantes ? Cela dit, comme souvent chez ce peintre cela reste du côté problem picture, seulement suggéré.




Et pendant ce temps-là...
...Byzance, Golconde, Potosi : en plus de la NYPL et de la Library of Congress, voici le Museum of the City of New York

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