28/01/2011

Fictions et Voeux pour l'amer Ministère






Il s'est fait pas mal de bruit autour de la vente (pardon, du bail emphythéotique de quatre-vingt-dix  neuf ans au plus) de l'Hôtel du Ministère de la Marine, place de la Concorde.

Et les projets annoncés  donnent comme rarement dans ce comique involontaire qui est désormais la marque du capitalisme français tardif : sera-ce une Maison Europe-Chine ("j'ai déjà les 300 clients chinois" nous dit le promoteur) - 40% du bâtiment privatisés à l'usage d'un club de 600 membres géré par le groupe hôtelier Shangri-La  ? 




Ou une Cité de la gastronomie dont l'ancien président de l'Université Paris-IV a eu la vision dans le droit fil "du dossier de candidature de la gastronomie (française) au patrimoine immatériel de l'Unesco" ?


Victor Marais-Milton - Le nouveau cuisinier


Simple suggestion au passage, on pourrait y ajouter une démonstration, permanente et in vivo, du  savoir-faire, reconnu dans le monde entier, de nos forces de sécurité, en attendant qu'il soit lui aussi inscrit dans le livre d'or de l'humanité (1).


Félix Vallotton - La charge



Et le troisième dossier, celui qui aurait les faveurs, serait celui d'un lieu où les différentes disciplines artistiques pourront croiser les savoir-faire traditionnels - entendez : 18 appartements et 74 suites, une brasserie, un café et une alternative au cas où Drouot-Montaigne ferme. Le tout moyennant des capitaux  (peut-être) Qataris, grâce à l'entregent de Renaud Donnedieu de Vabres et sous l'oeil sourcilleux de Jean Nouvel - il n'y aurait ni boutiques ni commerces de luxe nous assure Le Monde du 19 janvier, d'où les chats tirent leur savoir - et leurs moustaches frémissent d'excitation : pourrait-on espérer le réinvestissement de la tonne d'or et demie de Mme Leïla Trabelsi ?

Antiquaille, champagne et petits fours servis dans le boudoir de Marie-Antoinette par de charmants jeunes gens en contrat précaire, décor soigné pour un prochain film de Woody Allen ou Sofia Coppola, que rêver de plus ? Eh bien, peut-être...



Charles Meryon - Le Ministère de la Marine (Fictions et Voeux), 1865-1866, eau-forte.


Le Ministère de la Marine est la seule gravure exécutée par Meryon sur commande de la Société des Aquafortistes, et une des deux dernières qu'il ait tirées d'un sujet parisien. On sait (2) qu'elle lui a pris un an et demi d'effort (deux dessins préparatoires et sept états successifs de janvier 1865 à août 1866) et qu'elle lui a causé pas mal de peine et d'angoisse, selon le docteur Paul Gachet (3) qui l'a soigné à  l'asile de Charenton où Meryon fut admis, pour la seconde fois et définitivement, deux mois et douze jours après la publication de cette estampe.

A la fin de sa vie Meryon mêle, dans trois gravures qui figurent parmi ses chefs-d'oeuvre (4), des éléments polynésiens à ses scènes parisiennes - choc de cultures et de représentations qu'on a souvent expliqué par la folie naissante du graveur. Meryon a une particularité : c'est à la fois un artiste de génie, précurseur du renouveau de l'estampe, et un officier de marine qui a directement pris part à l'entreprise coloniale en Méditerranée et, surtout, dans le Pacifique sud lors de la phase finale de l'expédition d'Akaroa en Nouvelle-Zélande.

La colonisation, de quelque côté des canons qu'on se trouve, est une expérience traumatique - et même les colonisations ratées dès le début (5). Cet épisode n'explique certes pas à lui seul la folie de Meryon (6) mais il éclaire les images qu'il produit dans les années 1864-1866. On y assiste à un retour en force des oiseaux, paysages et barques...


Charles Meryon - Pro-volant des Iles Mulgrave, 1866



...qu'il avait dessinés vingt ans plus tôt dans le Pacifique. 

En fait il reprend là un projet envisagé dès 1846 à son retour en France : documenter son voyage et en faire un recueil de gravures. En 1861 il s'adresse au Ministère de la Marine  pour obtenir son soutien financier à cette publication - demande réitérée à plusieurs reprises jusqu'à la fin de 1865, et qui se heurtera à une fin de non-recevoir, y compris venant d'un ancien camarade devenu amiral. Cette ultime (7) avanie infligée à un homme qui végétait dans la misère est probablement une des clefs de cette image du Ministère - notamment...



 Charles Meryon - Le Ministère de la Marine, détail


de ce sabre jeté sur le pavé de la rue Royale : c'est à la fois le sabre d'officier de Meryon et celui que lui avait offert son père. Fictions et Voeux, dit le sous-titre de la gravure - les fictions sont souvent trompeuses, et les voeux restent parfois  inexaucés.

Mais il y a plus dans cette gravure - les commentateurs ont fait remarquer que l'obélisque y est peut-être un rappel du poème de Théophile Gautier, Nostalgies d'obélisque :

Sur cette place je m'ennuie,
Obélisque dépareillé ;
Neige, givre, bruine et pluie
Glacent mon flanc déjà rouillé ;
...
Je vois, de janvier à décembre,
La procession des bourgeois,
Les Solons qui vont à la chambre,
Et les Arthurs qui vont au bois.

Oh ! dans cent ans quels laids squelettes
Fera ce peuple impie et fou,
Qui se couche sans bandelettes
Dans des cercueils que ferme un clou...



...chant d'exil en écho de la rumeur qui envahit le ciel : baleines, poissons volants et barques polynésiennes - la plus grande, à hauteur du pyramidion...



Charles Meryon - Le Ministère de la Marine, détail



 ...est un Waka Taua, navire de guerre maori.

Burty voyait cette gravure comme un appel a posteriori à soutenir la colonie française d'Akaroa, mais rien ne vient à l'appui de cette interprétation. Ducros en revanche, approchant probablement plus de la vérité, lit dans le Ministère une mise en parallèle des déconvenues personnelles de Meryon avec les désillusions politiques qui font suite aux révolutions de 1789 et 1848 - avec des épisodes-clés situés précisément place de la Concorde (8).

Reste pourtant cette barque de guerre, au-dessus d'une foule qui s'assemble. Ce tumulte de la rue et surtout du ciel, faut-il y voir une fête (9) ou une irruption plus vindicative ? Est-ce forcer l'interprétation que d'avoir une lecture post-coloniale des artistes du XIXème siècle ? Après tout, Meryon avait été aux première loges pour voir comment se traitaient les affaires entre Français, Anglais et Maoris. Pour ma part, je ne peux m'empêcher de voir, dans ce ciel troublé au-dessus de la Concorde, sinon un réquisitoire, du moins un retour du refoulé, du non-représenté de la violence coloniale et contre-coloniale.



Joseph Mallord William Turner - Slavers throwing overboard the dead and dying - Typhoon coming on - or The slave ship
Négriers jetant par-dessus bord les morts et les agonisants à l'approche d'un typhon - ou Le bateau négrier, 1840


L'hôtel de la Marine, ancien Garde-meuble Royal transformé en Ministère de la Marine à partir de 1789, a longtemps abrité l'administration des colonies françaises, le Bureau des colonies (puis Sous-secrétariat d'état) créé en 1710. Transformé en Ministères des Colonies et de l'Algérie en 1851, il est alors un temps installé au Palais-Royal, puis en 1859 dans l'Hôtel de Beauveau, place du même nom. En 1861, l'Algérie est rattachée au Ministère de l'intérieur qui emménage à son tour à Beauveau - ironie de l'histoire, chassé-croisé de la métropole et de l'outre-mer via le troc, précisément, de l'Algérie. Et les Colonies retournent à l'Hôtel de la Marine avant de s'installer en 1895 au Pavillon de Flore puis, en 1907, dans l'hôtel de Montmorin, rue Oudinot, où se trouve toujours le Ministère de l'outre-mer sous l'autorité, haute, de M. Brice Hortefeux (10).

Relisez les dates et vous verrez que c'est dans ces murs, avec vue sur la place de la Concorde, qu'a été  pour une bonne partie mise en oeuvre la politique coloniale de la France. 

Depuis le temps où l'une des principales missions de la Marine fut la sécurité des routes maritimes vers Haïti, perle de l'empire au XVIIIème siècle, source du commerce du sucre et de l'indigo - et destination de la traite des esclaves.  

Et jusqu'aux jours de la grande expansion au Maghreb, en Afrique, en Indochine ou en Polynésie - par exemple, puisque la Tunisie est d'actualité, au moment du Traité du Bardo et des Conventions de la Marsa.




Charles-Edouard Delort - Figures élégantes sur la place de la Concorde
Source : Athenaeum



Voyez d'ailleurs les historiens qui viennent en écho de la pétition des Amis de l'Hôtel de la Marine : soucieux du consensus, puisqu'ils rappellent, d'un côté le rôle historique du Ministère dans l'histoire de la colonisation, et de l'autre que c'est aussi là que fut signé le décret du 27 avril 1848 abolissant définitivement l'esclavage. Et ils proposent d'adjoindre, dans un coin du  Barnum en projet, un Musée de l'esclavage et de la colonisation. Sont-ils bien sûrs que cet énième lieu de mémoire n'est pas destiné à devenir, comme d'autres, un lieu d'oubli ?

De leur côté, en rêvant sur cette gravure de Meryon, les chats hasarderaient bien, dans un miaulement plaintif, cette modeste proposition aux Décideurs de notre République - Fiction et Voeu :

Rendez la Bâtisse aux peuples dont elle a fait le malheur.

Vous n'avez que l'embarras du choix : au hasard les Bamilékés et l'UPC au Kamerun, les Vietnamiens en travail forcé jusqu'à repiquer le riz en Camargue, tous ceux qui ont connu, non seulement la servitude mais l'engagisme, et les Algériens, et les Tunisiens dont notre Ministre de la culture sait si bien parler au passé mais si difficilement au présent. Et pourquoi pas, en première ligne, les Haïtiens qui après tout ont sué sang et eau, en leur temps, pour remplir le Garde-meuble - et qui, sous la menace des canons de la Royale, ont dû payer, pour prix du maintien de leur indépendance,  la modique somme de quatre-vingt-dix millions de francs-or à ceux qui les avaient préalablement convoyés en esclavage.



Jean-Baptiste Carpeaux - Pourquoi naître esclave ? détail, ca 1870



Après tout, s'il s'agit de muséologie coloniale, laissez l'affaire aux vrais spécialistes du sujet, les ex-colonisés, qui ont l'avantage de connaître votre histoire, votre culture et votre langue mieux que vous ne connaissez les leurs. A titre d'exemple, et dans l'affaire tunisienne encore, l'étrange cécité de la France officielle n'est-elle pas aussi celle d'une classe dirigeante où personne ne parle ou ne comprend l'arabe, et d'un pays où le nombre de postes offerts  pour l'enseignement de cette langue diminue constamment (11) ? Où sont les Massignon, les Henry Corbin, les Jacques Berque d'aujourd'hui ?

Et s'il s'agit simplement de faire un peu d'argent en vendant ces bijoux de famille, faites-en don, Marie-Antoinette et salon des amiraux inclus, aux ex-indigènes, et qu'ils les vendent eux-mêmes si ça leur chante, à des oligarques russes, des consortiums émiratis ou des mafieux berlusconiens. Cela sera une autre façon de vous enrichir, Messeigneurs : en payant vos dettes.




"A l'occasion du 14 Juillet 2010, la France annonce qu'elle va rembourser à Haïti l'équivalent des 90 millions de francs-or payés pour indemniser les colons français esclavagistes - soit un remboursement de 17 milliards d'Euros en tenant compte de l'inflation et des intérêts."
Mis en ligne par mehdifrombaghdad



Et ainsi, quand nous passerons place de la Concorde devant l'hôtel de luxe qui fera pendant au Crillon, nous sourirons à l'idée qu'il aura au moins servi à quelque chose, et nous aurons une pensée pour le peintre-graveur qui jeta en image son sabre sur ce pavé avant de partir, déclaré fou, pour Charenton.
 



(1) "Des balles en caoutchouc, cela aurait été mieux que des balles réelles" selon une source autorisée au Quai d'Orsay, citée par Le Monde du 22/01/11. Pour les autres citations décrivant les projets respectifs de reprise : Le Monde du 19/01/11.

(2) cf. Roger Collins, Charles Meryon, a life, pp. 223-225; James D. Burke, Charles Meryon prints and drawings catalogue, pp. 85-87; Jean Ducros, Charles Meryon officier de marine peintre-graveur, Cat. n° 635; Richard S. Schneidermann, Charles Meryon, the catalogue raisonné of the prints, pp. 188-192 envers lesquels les chats sont éminemment redevables. C'est Collins en particulier qui identifie la barque de guerre derrière l'obélisque et qui a fait le lien avec le poème de Théophile Gautier.

(3) Le même docteur Gachet qu'a peint Van Gogh.

(4) Les derniers états du Pont-au-Change, le Collège Henri-IV et le Ministère de la Marine.

(5) L'expédition d'Akaroa, dans l'île du Sud de la Nouvelle-Zélande, se solde par l'éviction des Français par l'autre colonisateur, anglais.

(6) L'histoire familiale de Meryon y tient probablement une  grande place : fils bâtard, comme on dit à l'époque, d'un médecin anglais et d'une danseuse française, Meryon voulait être reconnu par son père, ce que ce dernier a (tacitement semble-t-il) refusé. En même temps père et fils entretenaient une correspondance régulière que le père, personnage peu sympathique et manipulateur, conservait afin de faire de son fils un personnage de roman. Ce père était lui-même un grand voyageur qui avait suivi lady Hester Stanhope en Orient, il en fit des livres qui lui valurent une certaine notoriété. Le roman des origines du jeune Meryon s'est probablement construit autour de ce père navigateur, d'où son engagement dans la Marine, et le fait qu'il anglicise  son nom. L'expédition manquée d'Akaroa est  dans sa vie un tournant et ensuite il abandonne la carrière d'officier, ayant semble-t-il constaté qu'il n'avait aucun goût pour le commandement. Une interprétation psychanalytique de sa  biographie n'aurait pas de mal à y déceler les traits de la névrose obsessionnelle puis de la paranoïa, et une  trame d'échecs compulsifs : congé pris de la Marine, études pour devenir peintre alors qu'il est daltonien, destruction des plaques de ses gravures, etc.

(7) Des litiges l'avaient déjà opposé au Ministère, en 46-48 quand il essaya sans succès d'obtenir un emploi au Bureau Hydrographique, puis quand il dut batailler pour se faire payer la solde correspondant à son séjour parisien précédant sa démission; cf. Collins, op. cit. pp. 97-98, et p. 241 pour les nouvelles démarches de Meryon dans les années 1861-1865.

(8) Jean Ducros, loc. cit.

(9) Jean Ducros, Charles Meryon officier de marine peintre-graveur, Cat. n° 625-634, relie les figures aériennes de la gravure du Pont-au-Change aux fêtes de la Saint-Napoléon sous le Second Empire, avec  pyrotechnies en forme d'aigles de feu et, parfois, des lâchers de ballons.

(10) les pérégrinations du Ministère des Colonies sont exposées en détail par Lorraine Decléty, Le Ministère des Colonies, Livraisons d'histoire de l'architecture, 2004, n°8.

(11) Si le nombre d'admis à l'agrégation d'arabe reste stable, aux alentours de 4 par an, le contingent du CAPES a été divisé par 4 depuis 2002 (de 20 à 5 en 2010). A nouveau comme en 2005, il n'y a aucun poste offert en 2011.


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