James Tissot - Les femmes de sport/Amateur Circus, 1883-1885, détail (image modifiée)
Ce clown, qui n'est probablement pas anglais, affiche pourtant...
...son Union Jack. C'est que le clown, comme son nom l'indique, est anglais, même en France et cela depuis presque un siècle au moment où Tissot peint ce tableau. Mesdames, Messieurs, Petizenfants, Parade : entrent...
John Philip Sousa - The Liberty Bell March
Thème musical du Monthy Python's Flying Circus,
les continuateurs télévisuels du cirque et du vaudeville anglais
Mis en ligne par Paul Yates
Billy Saunders, écuyer comique et dresseur de chiens que les Français appelaient un «claune» amené à Paris en 1788 par Philip Astley, l'inventeur anglais du cirque moderne. C'est Saunders qui le premier a lancé au public
"volé-vô jouer avé moâ ?"
Joseph Grimaldi, le clown anglais le plus célèbre du XIXème siècle,
ne joua jamais en France
...mais ce n'est que vers 1850 que les clowns anglais prirent l'ascendant sur leurs prédécesseurs français, grotesques et Pierrots (1).
Jules Garnier - Illustration pour Hugues Le Roux,
Les jeux du Cirque et la vie foraine, 1889
Thomas Kemp, le premier clown anglais du Cirque Olympique en 1853, perruque rouge et collant multicolore, qui faisait tourner une toupie sur son menton et une plume de paon en équilibre sur le nez...
James Boswell qui lui succéda "barbouillé de blanc, peinturluré comme un sauvage, avait des facéties macabres qui faisaient courir à ceux qui devinaient, un un petit frisson dans le dos. Il y avait, chez ce bouffon du Cirque, quelque chose de vaguement terrible. Son rire sonnait le brisé comme une cloche fêlée.
Parfois, lorsque quelque belle jeune fille en jupe courte, les épaules et les bas nus, toute triomphante sous les bravos de la foule, s'apprêtait au milieu de ses exercices, et, tandis qu'on lui préparait ses banderoles et les cerceaux, flattait de sa petite main son cheval en sueur, Boswell, froidement, venait se planter devant elle. Il s'enveloppait, comme d'un peplum de tragédie, des draperies qu'il devait tendre sous les souliers roses de l'écuyère et, là, face à face, lugubre, effrayant, pendant que le public se tordait de rire, il récitait en anglais à la jolie créature quelque passage du monologue d'Hamlet (2).
Le public ne comprenait pas, l'écuyère souriait. Lui, parlait avec une sorte de frénésie nerveuse, à la fois grotesque et féroce de
That undiscover'd country, from whose bourn
No traveller return (3)
Et drapé dans l'étoffe blanche rayée de rouge, sa face enfarinée à la large bouche saignante comme les lèvres d'un enfant barbouillé de mûres, il ressemblait à quelque spectre caricatural enveloppé dans le suaire ensanglanté de la mort.
...Boswell lisait beaucoup, il parlait peu. On le soupçonnait fort d'être amoureux d'une écuyère à qui il n'adressait presque jamais la parole, seulement pendant les exercices en lui récitant du Shakespeare, ce qui la faisait éclater de rire. Shakespeare lui importait si peu !... Boswell prenait parfois plaisir à la narguer, lui retirant brusquement le cerceau de papier vers lequel elle allait bondir et la regardant d'un air bizarre, les yeux fixes, en poussant quelque cri guttural accompagné d'un sautillement nerveux" (4).
Boswell avait une spécialité...
Edouard de Perrodil - Monsieur Clown, 1889
...et c'est en l'exécutant qu'il mourut en 1859 sur la piste du Cirque Napoléon, victime d'une attaque. Jules Claretie raconte cette fin de façon plus romanesque : "Un soir, pendant ses exercices, après avoir récité quelque tirade d'Hamlet dans cette langue que ses auditeurs appelaient un baragouin, il sauta brusquement au milieu du cirque et, tandis que l'écuyère continuait à tourner sur son cheval, il demeura là, la tête en bas, appuyé sur le sable, les mains à plat, le sang lui gonflant le cou, lui congestionnant la tête, ses yeux fixes sortant de ses orbites.
On cria d'abord Bravo! puis on cria Assez! Boswell enfin, qui se raidissait visiblement pour se tenir ainsi tout droit, les pieds en l'air, oscilla tout à coup comme un arbre qu'on déracine et tomba, avec un bruit mat, sur le côté, la joue dans le sable.
On courut à lui. Il ne bougeait plus. On l'emporta. Il était mort. Mort d'un coup de sang, paraît-il" (4).
Jules Garnier - Illustration pour Les jeux du Cirque et la vie foraine
Little William Wheal, le fils de Zephora la Belle Amazone, qui fut d'abord comparse de Boswell, et qui dansait sur les mains. Il faisait encore à l'âge de cinquante ans cent sauts périlleux arrière - et récitait lui aussi Hamlet au Cirque Olympique...
Candler, qui travaillait à la perche au Cirque Franconi...
Les frères Price, clowns équilibristes et musiciens inventeurs du numéro des Violons sauteurs, où ils jouaient du violon en exécutant des sauts périlleux - et de celui des échelles musicales - ils interprétaient un duo pour flûte et violon chacun en équilibre sur une échelle libre.
Les Craggs : les clowns ne se produisaient pas tous en costumes multicolores
Jules Garnier - Illustration pour Les jeux du Cirque et la vie foraine
Jules Garnier - Illustration pour Les jeux du Cirque et la vie foraine
Chadwick, aux Cirques d'hiver et d'été - selon certains c'est Chadwick qui le premier cria Miousic! au chef d'orchestre à la fin de chacun de ses tours. Mais d'autres disent que c'est Boswell...
Illustration de J. Blass pour Edouard de Perrodil - Monsieur Clown, 1889
Illustration de J. Blass pour Monsieur Clown, 1889
Et les Hanlon-Lee (6) qui firent de la pantomime ce jeu de précision explosif et gentiment sadique...
Affiche pour Le Voyage en Suisse, spectacle des Hanlon-Lee
...qui devait se prolonger dans le vaudeville londonien et américain, et plus tard encore chez Méliès et Keaton...
Un des Hanlon-Lee
Et Billy-Hayden, employé du gaz de Birmingham devenu acrobate en compagnie d'un autre ouvrier de la même usine - Billy-Hayden qui portait un costume bouffant marqué dans le dos du mot Confiture (7)... Et Tony-Greace, et Foottit né à Nottingham d'un père qui tenait un cirque, à Manchester encore...
Jules Garnier - Illustration pour Les jeux du Cirque et la vie foraine
Jules Garnier - Illustration pour Les jeux du Cirque et la vie foraine
Tant et si bien que même les Français et les Belges, quand ils se faisaient clowns, prenaient un nom anglais comme Little Walter, natif de Liège...
Little Walter
Jules Garnier - Illustration pour Les jeux du Cirque et la vie foraine
...et parlaient avec l'accent anglais - ou même, quand ils le pouvaient, dans la langue des bouffons de Shakespeare. Les spectateurs mondains du Cirque Molier pouvaient leur répondre dans cette même langue, à leurs risques et périls bien sûr.En même temps, n'y a-t-il pas une certaine dose d'auto-ironie...
Edgar Degas - Portrait de James Tissot, 1867-1868, détail
...assez dépréciative, dans cette figure de clown ? On sait que Tissot, revenu après onze ans passés à Londres, était considéré comme un peintre anglais, et pour cela passé de mode. Comme le dit, en y mettant les formes, Félix Fénéon : "M. Tissot s'est proposé, en quinze toiles, qu'il a traduites en miraculeuses eaux fortes, de donner la quintessence de la vie féminine Mais un séjour à Londres, depuis l'insurrection de 1871, a fait de M. Tissot le plus pur des Anglais. Il a placé sa femme partout, au restaurant Ledoyen, sur les gradins du Cirque Molier, sur la corde tendue, au magasin, dans les salons, au boudoir, sur des chars d'hippodrome..., et partout, en dépit des affirmations du catalogue, ce sont des Londoniennes peut-être, jamais des Parisiennes; et la sensation que suscitent que suscitent ces curieuses oeuvres d'un esprit distingué et chercheur s'acidule de cette perpétuelle contradiction." (8). Je ne sais pas si Tissot se voyait dans ce costume de clown à l'Union Jack - qu'il a d'ailleurs exposé tel quel à Londres quelques mois plus tard - mais je lui trouve un fond de mélancolie, à ce clown dressé seul au milieu de toutes ces jolies dames et de ces beaux messieurs.
Remarquez d'ailleurs que Tissot le peint comme un élément secondaire du spectacle - le clown n'effectue pas ici une entrée à proprement parler, ni un numéro précis. Il est saisi dans un travail de clown de reprise ou d'amuseur du tapis, en langage de métier : il distrait le public, adresse des lazzi aux spectateurs pendant que les chevaux se reposent ou qu'on installe les agrès. Très probablement, Tissot peint le moment de transition entre les numéros équestres et ceux des gymnastes et acrobates qui viennent de s'installer. Les personnages en rouge, près de l'entrée de scène...
...n'ont rien à voir malgré leur uniforme avec l'armée de Sa Gracieuse Majesté : ce sont les Habits Rouges, qui étaient en principe tous nobles et servaient de garçons de piste chez Molier, faisant la haie d'honneur à Blanche Allary, l'écuyère maison - un snobisme de plus, façon pour le Cirque de montrer qu'ici on était titré même dans les petits emplois.
Et s'il fallait mettre un nom sur ce clown des Femmes de sport, au hasard je l'appellerais Bobèche - c'était le clown-vedette des premières années du Cirque Molier, un clown amateur, de son vrai nom Jules Ravaut, qu'un article du Gaulois de ces années-là nous montre en bonne compagnie (9), comme quoi on pouvait être comique chez Molier et côtoyer Mac-Mahon à Deauville - petit Grand Monde, clowns et maréchaux, involontaire et minuscule République.
(1) Les grotesques français, comme les clowns anglais, sont des jongleurs, équilibristes et acrobates qui viennent du spectacle de rue et de foire - celui des palquistes sur tapis ou des banquistes sur tréteaux - mais qui se mêlent, à lafin du XVIIIème siècle en Angleterre, au début du XIXème en France, au spectacle équestre. Le grotesque comme le clown meuble les intermèdes, amuse le public pendant qu'on installe les agrès, exécute lui-même des numéros acrobatiques où il met plus ou moins de fantaisie, mimant les artistes dans l'esprit du comique maître/serviteur hérité de la commedia dell'arte. Le Pierrot, lui, est plus un artiste de théâtre, celui de la pantomime française des Deburau et des Funambules.
(2) La vogue de Shakespeare date des représentations de 1827 à l'Odéon. Très rapidement Hamlet, Macbeth et Othello sont adaptées et parodiées au Cirque Olympique.
(3) Hamlet, Acte III sc. 1.
(4) Jules Claretie - La vie à Paris : 1880-1885, t.2 Année 1881, pp. 353-356.
(5) Tristan Rémy, Les clowns, p. 70.
(6) Les Hanlon-Lee sont les fils (au nombre de six) de Thomas Hanlon, directeur du Théâtre Royal de Manchester, formés par Lee au Théâtre Adelphi de Londres. Passés aux Etats-Unis, ils rencontrent à Chicago le français Agoust qui se joint à la troupe. Ils se produisent à Paris en 1869 puis 72, mais c'est à l'exposition universelle de 1878 qu'ils connaissent un triomphe. Les Hanlon-Lee font un grand pas en avant dans la mécanisation et l'industrialisation du spectacle, voir la place que tiennent les chemins de fer dans leurs pantomimes, et les dispositifs sophistiqués qu'ils faisaient protéger par des brevets que John McKinven a exhumés à l'U.S. Patent Office : dispositif de démembrement, dispositif de décapitation, appareils à bulles fantasmatiques, etc...
(7) Tristan Rémy, p. 96. Remarquez comme les noms des grandes villes industrielles de l'Angleterre du XIXème, Manchester, Brimingham... font la ritournelle dans la biographie des clowns.
(8) Félix Fénéon - Chronique d'avril, La revue indépendante, 1er mai 1885, p. 25. L'exposition visée est celle de la galerie Sedelmeyer, où se trouvaient précisément les Femmes de sport.
(9) "Parmi les hommes le maréchal de Mac-Mahon, le baron Alphonse de Rothschild, M. de Montgommerv, J. Lefebvre, duc de Gramont, baron de Soubeyran, comte Hallez- Claparède, comte de Saint-Roman, M. Bischoffsheim, comte de Gontaut-Biron. baron de SchieMer, baron Roger, MM. Michel Ephrussi et Maurice Ephrussi, marquis de Bouthillier, M. Delattre, J. Prat, comte de Nicolay, baron Finot, comte de Breteuil, comte Foy, comte Le Gonidec. MM. de la Haye~Jousselin, de Salverte, de Brémond, comte Le Marois, M. Paul Goldschmidt, baron de Bastard, MM. Ridgway, Moréau-ChasIon, de Boisgelin, de Gouy-d'Arsy, Jules Ravaut..." Le Gaulois, 15 août 1887, compte-rendu de la première course de Deauville.
Sources : sur les clowns en France, on peut lire en ligne Edouard de Perrodil - Monsieur Clown, 1889 et Hugues Le Roux, Les jeux du Cirque et la vie foraine, 1889 mais on ne peut se dispenser du livre de Tristan Rémy, Les clowns (1945).
Je parle un peu plus haut (n. 6) de John A. McKinven, The Hanlon Brothers: Their Amazing Acrobatics, Pantomimes and Stage Spectacles.
Je signale enfin l'excellent blog de Joe Towsen, All fall down,the craft and art of physical comedy, sur lequel il a mis en ligne le chapitre 5 de son livre Clowns, a panoramic history.
Les Hanlon-Lee sont un sujet à part, et fort intéressant. Il existe sur eux beaucoup de références chez les journalistes et chroniqueurs français de l'époque, y compris en ligne, mais Les Mémoires et Pantomimes des Frères Hanlon–Lees, de Richard Lesclide (1880) seront fort difficiles à trouver en-dehors des bibliothèques spécialisées. Sauf omission de ma part les chercheurs français récents se sont peu intéressés à cette troupe, à part :
- Sophie Basch, Le cirque en 1879 : les Hanlon-Lees dans la littérature, dans La Vie romantique, éd. André Guyaux, PUPS, « Colloques de la Sorbonne », 2003, pp. 7-36.
- Arnaud Rykner (dir.) Pantomime et théâtre du corps. Transparence et opacité du hors-texte, Presses Universitaires de Rennes, coll. "Le Spectaculaire", 2009.
Je parle un peu plus haut (n. 6) de John A. McKinven, The Hanlon Brothers: Their Amazing Acrobatics, Pantomimes and Stage Spectacles.
Je signale enfin l'excellent blog de Joe Towsen, All fall down,the craft and art of physical comedy, sur lequel il a mis en ligne le chapitre 5 de son livre Clowns, a panoramic history.
Une très belle série, Monsieur Chat.
RépondreSupprimerMerci bien, et bonnes fêtes de fin d'année.
Une série d'articles très riches en informations et en références qui m'ont appris énormément sur le cirque, moi qui ne suis absolument pas passionnée. Merci Monsieur Chat d'avoir éveillé ma curiosité. Bonnes fêtes de fin d'année à vous et Madame Chat.
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