Museum of Fine Arts, Boston
Les premières représentations du Cirque Molier avaient fait fuser les critiques de tous bords politiques. Venant de la gauche, elles étaient souvent ironiques, ainsi dans Le Radical, sous la signature de Laerte : "Il n’est pas difficile de saisir cependant le but de ces aristocrates travaillant ainsi devant le public. Ils s’élèvent au-dessus de lui par leurs bonds. Quand un duc saute à trois mètres de hauteur, il affirme bien sa supériorité, quand il saute à quatre mètres, il nous domine à tout jamais..."
Les publicistes d'en face, particulièrement aux extrêmes, se montraient plus acrimonieux. Dans La France Juive, son pamphlet antisémite de 1886, Edouard Drumont écrivait :
"Au cirque Molier, des jeunes gens élégants, habillés en clowns, donnent chaque année deux représentations : une pour les femmes du monde, une pour les femmes de tout le monde. Les invitations sont avidement recherchées, et les Françaises sont là, regardant leurs fils ou leurs frères exécutant des rétablissements sur la barre fixe, dansant sur la corde, passant à travers les cerceaux. Ces acteurs vêtus de maillots couleur tendre, couverts de paillettes, chargés d'oripeaux, grimaçant, gambadant, marchant sur les mains, s'appellent le comte de Nyon, le comte de Pully, comte Bernard de Gontaut, comte de Maulle, de Beauregard, de Quélen. Le comte Hubert de la Rochefoucauld, vêtu d'une tunique de soie bleue, avec une écharpe à glands d'or, crie : miousic ! à l'orchestre, avec l'intonation des clowns. Il y a un véritable cas pathologique, je le répète, dans ce besoin de se ravaler, de se déshonorer soi-même, mais cela ne choque personne" (1).
On ne lit plus beaucoup Drumont de nos jours. On visite trop peu les égouts : pourtant il faut savoir que cela existe. D'autant que cet homme vous ferait éprouver de la sympathie pour les hyènes, pour peu qu'il se mette à les insulter. Partons donc d'un préjugé favorable pour notre Acrobate, puisqu'il s'agit bien de lui. Que le peintre l'ait portraituré ici...
...une chose est sûre : c'est l'un ou l'autre. Quand Tissot a peint Les femmes de sport le gymnaste étoile de Molier c'était lui, impossible de le rater - cette gravure est probablement plus ressemblante :
Portrait probable d'Hubert, comte de La Rochefoucault
Illustration de Jules Garnier pour Hugues Le Roux, Les jeux du cirque et la vie foraine, ch. VIII, Les cirques privés
(miousic ?)
Miousic !
Henry Fillmore - The Circus bee
The Eastman Wind Ensemble, dir. Frederick Fennell
Mis en ligne par scrymgeour34
"Quelques intimes, mêlés à des artistes en costumes, s'installent dans la loge du patron, qui surplombe l'entrée des écuries. Il y a là, entre autres, M. de La Rochefoucault, en complet gris à carreaux ; il n'aura son numéro à sensation, - un nouveau travail de voltige aérienne – qu'à la fin de la troisième partie. En attendant, de là il regarde le spectacle...
...enfin M. Hubert de la Rochefoucault, en maillot vert tendre, va d'un premier trapèze à un second, d'un bout du cirque à l'autre, en faisant des sauts périlleux ; mais ce n'est pas étonnant qu'il arrive toujours à destination, avec une pareille adresse."
Félicien Champsaur - Carnet d'un clown du Cirque Molier.
"Cette fois-ci, comme l'an dernier, le héros de la fête a été M. Hubert de La Rochefoucault. Ses exercices de voltige dépassent de beaucoup tout ce que l'on peut voir de plus hardi à l'Hippodrome.
Au reste, la gymnastique est pour lui non un passe-temps, mais une passion. Dès l'âge de quinze ans, il allait chaque jour dans un gymnase de la rue du Bac; à dix-neuf ans, il enlevait très bien le cent-quinze.
Il possède à Rochefort, en Seine-et-Oise, un château, où se trouve installé tout l'attirail d'un cirque. C'est là qu'il passe quatre ou cinq mois de l'année, fatiguant ses domestiques à les faire transporter des haltères énormes…
...et quand il ne fait pas des poids ou du trapèze, peignant quelque coin de campagne ou exécutant un morceau de musique.
Illustrations de Jules Garnier pour
Hugues Le Roux, Les jeux du cirque et la vie foraine
Car son existence est remplie par trois amours: la gymnastique, la musique et la peinture. Son talent de peintre est du reste incontestable."
Le Passant, journal illustré, 1er juin 1882.
Effectivement, l'acrobate peignait...
Hubert de La Rochefoucault - Environs de St Tropez (?) 1892
Galerie L'Ergasterre, Paris / Bridgeman Art Library, London
La seule reproduction acceptable de ce tableau est cette pochette des enregistrements de piano solo de Ravel, par Angela Hewitt, que l'on peut trouver ici chez Hyperion (juste correspondance entre l'image et la musique, d'ailleurs)
...et également cette figure féminine dans un jardin.
Mais revenons à Drumont, ou plutôt là où il a trouvé son inspiration, chez une autre tendance politique encore : dans le premier article, en première page, du Figaro du 26 Mai 1886, sous le titre Les gentilshommes trapézistes, et qui vaut la peine qu'on le cite assez longuement :
"Le Cirque Molier ouvre ses portes ce soir, pour une série de représentations avec des numéros nouveaux. La fantaisie d'un jour est devenue une mode; et la mode est en passe de devenir une institution (...) Toutes choses sont réglées comme au Cirque des Champs-Elysées ou au Nouveau-Cirque, à cela près que les clowns qui disent Miousic! avec un pur accent anglais, sont nés au Faubourg Saint-germain au lieu d'avoir vu le jour à Montmartre ou aux Batignolles (...)
Le duc de La Rochefoucauld, qui préférait la gymnastique de l'esprit aux exercices du trapèze, justifiait l'humeur inquiète de la démocratie à venir par ces paroles prophétiques : "les grands noms abaissent au lieu d'élever ceux qui ne les savent pas soutenir" (...)
En 1832, les royalistes se réunissaient pour tenter l'héroïque folie de la rue des Prouvaires. En 1886, le jour où l'on va faire la bêtise d'expulser leur chef, sous prétexte que ses partisans songent à rétablir la royauté, les hommes qui passent pour être les derniers soutiens de la monarchie s'adonnent tout entiers, en fait de rétablissement, au rétablissement sur les barres parallèles.
Républicain d'opinion et indépendant de tout parti, je pourrais peut-être me réjouir de cette décadence, et de voir, comme autrefois les chevaliers à Rome, les gentilshommes descendre dans le Cirque
Pour disputer des prix indignes de leurs mains
Ce n'est pas à travers des cerceaux qu'on arrive au pouvoir et on conspire mal sur les trapèzes! Mais il est quelque chose de plus haut que la politique et qui me touche bien plus qu'elle : c'est la santé morale de mon pays. On peut ne pas croire au retour du passé et et ne pas espérer voir refleurir les traditions abolies. Mais on peut souhaiter que le passé meure bien, on peut souhaiter que les traditions se transforment sans se décomposer. Un soleil qui disparaît derrière l'horizon, pur et brillant encore, nous rassure sur la journée qui succèdera à la nuit (...)
Avez-vous bien lu : c'est trop se démocratiser que d'agir de la sorte, sous la plume d'un journaliste, Henry Fouquier - authentiquement républicain, un temps député des Basses-Alpes, volontaire garibaldiste en 1867, anti-boulangiste quand il fallut l'être - mais adversaire résolu de la Commune de Marseille en 1871 quand il était préfet des Bouches-du-Rhône ?
Aux critiques qui lui venaient de gauche, du centre où de droite, Molier répondait : "il ne m’est jamais venu à l’idée, en faisant du cirque, de créer une classe dirigeante assez solide pour rosser les autres, et nous ne pensions guère, mes camarades et moi, en nous livrant à des sports tels que l’équitation, la gymnastique, la force et l’escrime, voire même l’acrobatie et le dressage d’animaux, à porter atteinte au prestige de la noblesse et à compromettre ses destinées politiques" (2).
Quand à ce qu'en pensait l'Acrobate, le seul indice qui nous en reste, ce sont les paroles que Jules Lemaître prête dans Révoltée (3) au personnage dans lequel les contemporains reconnaissaient, sous le nom de Brétigny, Hubert de la Rochefoucault.
C'est l'histoire d'un corps que raconte l'Acrobate : le corps de la noblesse dans les deux acceptions du terme.
La noblesse en corps, comme aux Etats Généraux, et c'est juste le moment où elle perd définitivement tout espoir de retrouver fût-ce une ombre de pouvoir : 1879, l'année où Molier construit son Cirque, est aussi celle de la majorité républicaine au Sénat et de la démission de Mac-Mahon - la fin des illusions pour le dernier prétendant légitime. Et aussi l'année où l'Assemblée décide la démolition des Tuileries, dernier palais impérial et royal.
Giuseppe De Nittis - La place du Carrousel et les ruines du palais des Tuileries, 1882
Musée du Louvre - Source
Et la noblesse du corps, ce corps fait pour maîtriser et se maîtriser, chevaucher, commander, servir son souverain par l'épée ou les offices de police, de judicature et de finance, et vivre sur ses terres ou de ses rentes. Les autres occupations, arts vils et mécaniques ou emplois réputés abjects, entraînent la dérogeance.
Pendant des siècles la formation de ce corps est confiée tout particulièrement aux académies équestres, réservées aux jeunes nobles et où l'on n'enseigne pas seulement l'équitation, mais aussi l'escrime, la danse, les mathématiques et l'art des fortifications. Après la Révolution le manège équestre remplace l'académie, et voici que la bourgeoisie y monte en concurrence avec la noblesse - pendant qu'au même moment le Cirque (4)...
Philibert-Louis Debucourt, d'après Carle Vernet - Exercice d'écuyère au Cirque Franconi sous le Consulat
Source : Wikimedia Commons
...puis l'Hippodrome ouvrent leurs gradins à un public nettement plus mêlé. Ainsi au cours du siècle le cheval et sa maîtrise deviennent des enjeux symboliques et hautement disputés entre aristocrates, bourgeois, écuyères et saltimbanques.
Mais quand Tissot peint Les femmes de sport la partie est jouée : le corps noble est devenu un corps sans emploi et comme dit l'Acrobate par la bouche de Brétigny :
Que voulez-vous que fasse à l'heure où nous sommes un homme de notre monde ?
Les preux ne sont plus là que pour le sport et le spectacle, certes avec l'excuse de la régénération de la race (5) - mais les décadents et les culturistes (Des Esseintes et le Surmâle de Jarry ?) ne sont que les deux faces d'un même personnage que Willy avait croqué d'un mot en faisant le compte-rendu de la représentation du Cirque Molier le 5 juin 1894 : après la chanteuse équestre qui "galope un lied nouveau de Jean Lorrain
Oeillet rouge et gardénia
A la boutonnière
Du Rond-Point des acacias
A la Potinière
Je trotte chaque matin
Pour voir passer le "gratin"
Paris et Cythère"
Le lion de la soirée est le grand lutteur San-Marin : "Juché sur un échafaudage de quatre mètres, l'Hercule-fin-de-siècle se raidit, se cramponne à une barre d'appui, et à l'aide d'une chaîne fixée à sa ceinture, enlève son boeuf suspendu, un boeuf pesant 1,250 livres. - Tonnerre d'applaudissements..!" (6).
Hercule-fin-de-siècle, cela me plaît bien, c'est ainsi que je baptiserais le personnage central de ce tableau...
...le trapéziste au monocle...
- le monocle, qui coûtait fort cher à l'époque, est là en tant que signe de distinction sociale. Quant à la posture, vous avez remarqué qu'en remplaçant la corde du trapèze par une lance elle rappelle...
Edmund Blair Leighton - God Speed! - 1900
avec une autre Femme de sport
...celle du classique chevalier en armes - Hercule est un aristocrate, je dirais même un aristocrate royaliste si je ne craignais de surinterpréter ce mouchoir d'un blanc...
...qui rappelle celui du drapeau légitimiste...
Léon Cogniet - Scène de Juillet 1830, dit aussi Les Drapeaux
...auquel Henri d'Artois, duc de Bordeaux, comte de Chambord dit Henri V (et qui venait juste de mourir quand ce tableau fut peint) tenait tellement que cet attachement irraisonné nous valut finalement de vivre en République et non dans quelque monarchie équestre, encore que.
Miousic ?
(1) Edouard Drumont, La France juive, II p. 156.
(2) Ernest Molier, Cirque Molier 1880-1904, 1904.
(3) Jules Lemaître, Révoltée, pièce en quatre actes, représentée pour la première fois à Paris le 9 avril 1889 au Théâtre de l'Odéon.
(4) Astley, venant d'Angleterre en 1774, puis les Franconi à partir de 1807, pour faire vite.
(5) "La jeunesse dorée du Deuxième Empire, dans les dernières années du règne, mettait sa gloire à feindre l'avachissement, la veulerie, l'effondrement physique et moral. Les élégantes d'alors acceptaient, comme un brevet de bon ton, cette appellation peu flatteuse de "petits crevés. Les jeunes gens portaient des éventails, des ombrelles, des cols largement ouverts comme les femmes; les plus robustes d'entre eux simulaient l'éreintement, et à propos de tout et de rien, tous lançaient leur grand mot conclusif : "C'est crevant !" La guerre de 70 avait secoué ces mollesses. On avait fondé des sociétés de gymnastique dans le peuple, et dans la haute société, des cercles d'escrime. Le canotage s'était développé dans la classe moyenne en même temps que le goût des couses de chevaux et de l'équitation.
Tout sport tend à devenir un spectacle. Le cirque, le music-hall, avec leurs écuyers, leurs clowns, leurs acrobates, excitèrent autre chose qu'une simple curiosité, mais bien le désir d'imiter ces athlètes adroits et vigoureux et de réussir les mêmes touts de force et d'adresse. Les canotiers musclés, les robustes gymnastes, les hardis cavaliers cherchèrent leur voie en-dehors des courses. Il leur fallait un public, une arène. D'autre part, les pitres du monde ne demandaient qu'à avoir un théâtre pour se montrer."
Claude Berton Le cinquantenaire du cirque Molier, La Femme de France, 17 août 1930.
Effectivement la création du Cirque Molier est contemporaine de la création des premiers clubs sportifs, le Racing Club en 1882 au lycée Condorcet et le Stade Français en 1883 par d'anciens élèves du lycée St Louis.
(6) Willy, Soirées perdues, 1894.
Et pendant ce temps-là...
...rien que pour le grand pastel du Salon de la princesse Mathilde (exposé à côté du tableau de Barletta, dont on trouve sans difficulté des reproductions sur le réseau) cela vaut la peine de visiter l'exposition De Nittis du Petit Palais. Sur le pastel, en haut à droite, la tête de Renan, bien reconnaissable
...l'Europe a enfin trouvé son identité, c'est confirmé (via Strange Maps)
...ici il ne faut pas se laisser embobiner, dit Carlo Formenti, il a raison
...l'Europe a enfin trouvé son identité, c'est confirmé (via Strange Maps)
...ici il ne faut pas se laisser embobiner, dit Carlo Formenti, il a raison
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