Intéressons-nous une dernière fois à l'Acrobate, avant de parler du Spectateur. Le 7 juillet 1891, Edmond de Goncourt rend une visite longtemps attendue à Robert de Montesquiou, dans son appartement de la rue Franklin. Là, entre autres curiosités, il note "une pièce originale : le cabinet de toilette, au tub fait d'un immense plateau persan, ayant à côté de lui la plus gigantesque bouilloire, en cuivre martelé et repoussé de l'Orient. Une pièce où l'hortensia, sans doute un souvenir pieux de la famille pour la Reine Hortense, l'hortensia est représenté en toutes les matières, et sous tous les modes de la peinture et du dessin, et au milieu de ce cabinet de toilette, une petite vitrine en glace, laissant apercevoir les nuances tendres d'une centaine de cravates, au-dessous d'une photographie de La Rochefoucauld, le gymnaste du cirque Molier, représenté sous un maillot faisant voir ses élégantes formes éphébiques."
James McNeill Whistler - Arrangement in Black and Gold,
Comte Robert de Montesquiou-Fezensac, 1891–1892
New York, The Frick Collection
Montesquiou, qui cite cette entrée du Journal des Goncourt dans ses mémoires, n'avait eu accès qu'à la première édition du Journal, expurgée par l'auteur. Dans le texte intégral Edmond de Goncourt précise sa pensée : "au-dessous d'une photographie un peu pédérastique de La Rochefoucauld, le gymnaste du cirque Molier."
L'acrobate, icône gay (2) des années 1880 ? Remarquez que le passage de Drumont que je citais dans un précédent billet usait déjà du sous-entendu dévirilisant ("le comte Hubert de la Rochefoucauld, vêtu d'une tunique de soie bleue, avec une écharpe à glands d'or, crie : miousic ! à l'orchestre, avec l'intonation des clowns. Il y a un véritable cas pathologique...) Ce qui nous renseigne moins sur les préférences de l'Acrobate que sur les stratégies de délégitimation appliquées à une aristocratie sur laquelle les XIXème siècle finissant projette sa hantise de la dégénérescence. Ce qui nous permet aussi, cependant, de voir d'un autre oeil le tableau de Tissot...
...où le spectateur s'intéresse visiblement moins aux dames qu'aux messieurs. Mais les questions que pose cette figure ne s'arrêtent pas là. Cette pose et ce costume (3)...
James Tissot - Les femmes de sport, 1883-85 :
ce que regarde le spectateur (image modifiée)
...où le spectateur s'intéresse visiblement moins aux dames qu'aux messieurs. Mais les questions que pose cette figure ne s'arrêtent pas là. Cette pose et ce costume (3)...
...n'en rappellent-ils pas d'autres...
...et ces messieurs et dames du Cirque...
Max Klinger - Ein Handschuh/Un gant, n°1 Ort/Lieu, 1881
James Tissot - Ces dames des chars, 1885
eau-forte et pointe sèche d'après une toile de la série La Femme à Paris
eau-forte et pointe sèche d'après une toile de la série La Femme à Paris
...on se balance...
Max Klinger - Ein Handschuh/Un gant, n°2 Handlung/Action, 1881 Source : Stralau-blog
...allant au Bois...
James Tissot - La mystérieuse, ca 1885-1886 ?
eau-forte d'après une toile aujourd'hui perdue qui faisait partie du cycle de La femme à Paris.
eau-forte d'après une toile aujourd'hui perdue qui faisait partie du cycle de La femme à Paris.
...comme à la Ville.
Gustave Caillebotte - Portrait de Paul Hugot, 1878
Source : Wikimedia Commons
Source : Wikimedia Commons
C'est Kirk Varnedoe (4) qui, le premier, a établi un parallèle entre Tissot, le premier Caillebotte et Max Klinger en produisant le concept de réalisme tardif : "ses protagonistes, de formation et de technique académiques, s'écartaient des conceptions naturalistes de Monet, Sisley et Renoir, marquées au sceau d'une généralisation axée sur le paysage. Ils s'attachaient, d'une part, à restituer avec un luxe de détails le spectacle du monde et, de l'autre, à décrire de l'intérieur la condition humaine à l'époque. Dans sa quête d'un esprit romantique dans la vie moderne, ce réalisme affichait volontiers une prédilection pour la complexité peu spectaculaire de la vie citadine bourgeoise, en se détournant du prolétaire qui était le héros du réalisme originel. Cette démarche peu soucieuse de la forme plastique en tant que telle n'était guère portée à l'élaboration de structures résolument abstraites dans la manière de Degas. Son orientation stylistique reflétait en revanche une influence très particulière de la photographie et privilégiait les poins de vue relativement normatifs, mais elle était souvent traversée par une tension entre une objectivité faussement terre à terre et des procédés de composition expressifs soigneusement choisis. Un exemple de cette tendance serait le peintre et graveur français assez inclassable James Tissot... Il y a des moments où les déformations curieuses des proportions et de l'espace, la raideur inquiétante des personnages-automates et le climat de rêverie ou d'ennui engendrent une poésie étrange qui rappelle celle de Caillebotte... La sensibilité de ces deux artistes au désoeuvrement des rentiers, par quoi la rigidité devient l'expression d'une condition sociale qui préfigure Seurat, se retrouve également dans certaines oeuvres graphiques de l'allemand Max Klinger." (5).
Le Spectateur de Tissot, les Hommes au balcon de Caillebotte et les patineurs surréels de Klinger sont contemporains. Et effectivement ces artistes, à la différence des grands impressionnistes, se sont colletés directement avec la photographie (6). De cette confrontation sortent ces tableaux instantanés qui sont en même temps des stases, des moments soigneusement construits, mais comme s'ils étaient volés - d'où ce calme déroutant de rêve arrêté, même quand ce sont des cauchemars comme chez Klinger.
Max Klinger - Ein Handschuh/Un gant,
n°9 Entführung/Enlèvement, 1881 Source : VTS
Ce petit temps d'arrêt dans les promenades de la classe de loisirs, c'est le temps du spectateur-tuyau-de-poêle (7) - déjà plus le flâneur spleenétique du boulevard, pas encore le piéton halluciné de la ville expressionniste - un peu raide et engoncé, un peu vide et ennuyé, mais témoin aux aguets d'un spectacle en cours de mécanisation.
Gustave Caillebotte - Portrait de Jean Daurelle, 1887
Source : Wikimedia Commons
Car les lieux dépeints par ces tableaux et gravures sont les nouveaux lieux de rencontres de hasard du XIXème - boulevard haussmannien, patinoire, hippodrome, allées du Bois - que ces images transforment en lieux du rêve, au sens benjaminien (8).
Parmi ces lieux du rêve, le Cirque occupe une place particulière, plus éphémère : les grands Cirques fixes entrent en crise à partir des années 1890 (9) et sont supplantés par les cirques ambulants, les équipements du sport de masse, les parcs d'attractions et, bien sûr, le cinéma. Et les cirques dits privés - Molier est le principal - deviennent des conservatoires nostalgiques.
(1) Sur son site, Paule Adamy a mis en regard le compte-rendu de visite de Goncourt et son commentaire par Montesquiou dans ses mémoires, Les pas effacés.
(2) On sait que Montesquiou fut le modèle du Charlus de la Recherche.
(3) Pour les hauts-de-forme chez Tissot, voyez par exemple Le vestiaire au musée de Nantes.
(4) Kirk Varnedoe (1946-2003) fut curator du MOMA et auteur, entre autres, de livres qui font référence sur Caillebotte, Pollock et Cy Twombly.
(5) Kirk Varnedoe, Gustave Caillebotte, Adam Biro éd. 1988. pp. 13-14, traduction Jeanne Bouniort. A noter qu'on pourrait déceler les échos de ce réalisme tardif, non seulement chez Seurat, mais aussi chez Munch, par Klinger et aussi via Christian Krohg marqué par Caillebotte. Et chez les surréalistes belges, via Ensor.
(6) L'activité photographique de Degas est bien séparée de son travail de peintre. A l'inverse, Tissot, non content de commercialiser très tôt des épreuves photographiques de ses tableaux, documente par la photo les étapes de sa production et même, à partir de sa période anglaise, utilise des clichés préalables pour peindre. Puis il photographie ses toiles, rassemble le tout dans des albums soigneusement classés dont certains sont même présentés dans ses expositions, cf. Jeanne Labourdette, James Tissot et la photographie, in J.T. est ses maîtres, Musée des beaux-Arts de Nantes, 2005. Sur Caillebotte et la photographie, notamment sur Le pont de l'Europe, l'étude fondatrice est celle de Peter Galassi, La méthode de Caillebotte, pp. 27-40 du livre dirigé par Varnedoe, déjà cité. Sur Klinger et l'effet photographique voir : Kirk Varnedoe et Elizabeth Streicher, Graphic works of Max Klinger, Dover, New York 1977, notamment l'introduction de Varnedoe, p. XX.
(7) Lors de l'exposition au Salon de l'Homme au balcon de Caillebotte, le caricaturiste Draner le redessina en forme de poêle surmonté d'une cheminée-tuyau en guise de chapeau, avec cette légende "cette peinture faisant suer dans le salon, on a mis le poêle à roulettes au balcon" cf. p. 144 du livre de Varnedoe sur Caillebotte, cité plus haut.
(8) C'est-à-dire qu'ils sont les lieux du rêve/réveil/remémoration du passé collectif, cf. les parties K et L du Passagenwerk, sur les Villes de rêve et Maisons de rêve : Walter Benjamin, Paris capitale du XIXème siècle, le livre des passages, éd. du Cerf 1989, pp. 405-433. Ici on pourrait dire que ces tableaux et gravures fonctionnent pour nous comme des images dialectiques au sens où l'entendait Benjamin.
(9) Le Cirque d'été ferme en 1898, le Cirque d'hiver, seul des cirques historiques à subsister aujourd'hui, est transformé en cinéma de 1907 à 1923. Le Nouveau Cirque et le Cirque de Paris résistent jusqu'à la fin des années 1920, Fernando - devenu Médrano - jusqu'en 1973. L'histoire des cirques à Paris est ici, chez le piéton.
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