23/05/2010

Portrait craché : la plaisanterie

Charles Frederick Goldie - “All ‘e Same T’e Pakeha” ou "The good joke",1905, Dunedin Public Library



L'homme du portrait s'appelle Te Aho-te-Rangi Wharepu, de l'iwi (tribu) Ngati Mahuta en Nouvelle-Zélande. C'est un vieux chef maori qui vivra centenaire, un guerrier en son temps - le temps des musket wars des années 1830 et aussi, plus tard, des guerres contre les anglais. C'est un bon architecte militaire - il conçoit les fortifications qui donneront tant de fil à retordre à l'armée anglaise lors de la bataille de Rangiri, où il est blessé...




La section d'assaut de la Royal Navy repoussée par les maoris à Rangiri,
ill. in James Cowan The New Zealand Wars vol. I, 1922. p.331



...et surtout un architecte naval pour la construction des waka...



Un Waka à Rotorua (Ile du Nord)
Mis en ligne par dandownunder sous licence CC



...les grands canoës de guerre. Te Wharepu est donc une personnalité dotée d'un grand prestige (mana) dans une tribu, les Ngati Mahuta, réputée pour sa résistance à l'ordre colonial et qui fut notamment au centre du King Movement.



Augustus Earle - War Speech, 1838
Un chef harangue ses guerriers à la Baie des Iles pendant une escale forcée due aux vents contraires. Les événements dépeints ont lieu en 1827-1828 durant les premières Musket wars : ici une tribu va en attaquer une autre. Il y a probablement ici, chez Earle, des réminiscences de l'Iliade.


Enfin, Te Wharepu est un des modèles préférés de C. F. Goldie.

Charles Frederick Goldie naît en 1870, fils d'un marchand de bois qui fut maire d'Auckland. Formation artistique soignée, à Auckland, puis Sidney et enfin à Paris : l'Académie Julian (alors dirigée par Bouguereau) et les Beaux-Arts. En tout cinq ans en Europe, avec un Grand Tour en Belgique, Angleterre, Hollande, Allemagne et Italie. De retour en Nouvelle-Zélande,  il se met à peindre des maoris, des dizaines de portraits de maoris. Il n'est pas le premier peintre à le faire, mais il devient le plus fameux et le plus riche, vendant sa production jusqu'en Angleterre et ne cessant de produire qu'en 1941, copiant ses premiers tableaux longtemps après la mort de ses modèles.

Il peint des chefs portant de superbes moko - tatouages faciaux opérés par incision au couteau en os d'albatros. Une véritable gravure sur chair, longue et douloureuse, qui s'était encore développée avec l'importation des outils métalliques. Les pigments étaient insérés dans les scarifications.



 Charles Frederick Goldie - A hot day, 1901



Ces portraits datent de la fin d'une période (1820-1900) qui a vu les premiers contacts avec les baleiniers et les bagnards, puis les installations et le traité de Waitangi, enfin la révolte des New-Zealand Wars à partir de 1843 et jusqu'à l'extrême fin du XIXème siècle (1). 

Chez les colons de l'époque l'opinion courante, confortée par un racialisme darwinien, est que les maoris sont voués à une rapide extinction démographique. Les critiques de Goldie  font le rapprochement entre cette thèse de l'extinction et la tonalité générale de ses tableaux : des indigènes mélancoliques, crépusculaires et somnolents, rêvant à leur passé glorieux, avec des titres comme a noble relic of a noble race.

Le moko lui-même joue un rôle dans cette affaire. Traditionnellement on conservait pour les vénérer les têtes de personnages importants - ceux qui avaient d'ailleurs les plus beaux moko. De même pour les têtes des chefs ennemis tués au combat, pour les moquer rituellement et pour les échanger lors des négociations. Dans les années 1830 vinrent les musket wars, guerres intermaories  très meurtrières déclenchées par l'importation des  armes à feu,  et ces têtes mokomokai, très recherchées par les européens, devinrent l'objet d'un commerce qui permettait aux tribus de se procurer des fusils.



H.G. Robley et sa collection de mokomokai
Robley, major général de l'armée anglaise et ethnographe, écrivit la première étude sérieuse sur l'art du moko
Source : Wikimedia commons 



Au jour d'aujourd'hui, nos musées en conservent certaines  qu'ils vont finalement bientôt restituer malgré les efforts un temps déployés par l'administration de Mme Albanel.

La reproduction des moko dans les portraits occidentaux, particulièrement ceux de Goldie, a une forte charge émotionnelle - ressentie au plus haut point par les maoris d'aujourd'hui qui y voient l'image de leurs ancêtres.  Mais cette représentation repose sur des ambigüités : d'une part ces portraits superposent l'oeuvre d'art au sens européen et le dessin du moko, investi d'un statut très différent dans sa culture d'origine; d'autre part on peut se demander si la fixation de telles images n'est pas l'équivalent symbolique de la fabrication d'une tête mokomokai. Or les sujets peints par Goldie sont de vieux chefs précisément parce que la tradition du moko s'est perdue dans les année 1860, il s'agit donc de survivants. Suivant la posture que l'on adopte vis-à-vis du  travail de Goldie on y verra donc soit l'appropriation d'un trophée par la culture du vainqueur, soit au contraire la transmission, le partage d'éléments essentiels (2) de la mémoire individuelle et collective. 




Charles Frederick Goldie - A study, 1905



Et on percevra des peintres comme Goldie ou Lindauer  soit comme des peintres coloniaux à la mode des orientalistes européens, soit comme des porteurs de messages d'une culture à l'autre, ou même entre  plusieurs générations - ce dernier point de vue étant plutôt partagé par les premiers concernés, les maoris.

C'est précisément au moment au Goldie commence à produire de façon originale que les données démographiques vont démentir l'hypothèse de l'extinction des maoris - parmi les premiers à le constater figure d'ailleurs un médecin qui est le propre frère du peintre. Viendra ensuite, lentement au cours du XXème siècle et plus rapidement à partir des années 1960, le revival culturel. En parallèle, les toiles de Goldie sont progressivement extraites des réserves muséales - jusqu'à atteindre des cotes élevées.




Charles Frederick Goldie - Peeping Patara, 1914



On manque d'informations sur les rapports réels  que Goldie entretenait  avec ses modèles. On sait qu'il les payait à la journée, et que le prix était négociable - quant à savoir si les maoris se trouvaient bien payés, les avis diffèrent selon les sources. Goldie a entretenu des correspondances avec des modèles, certains ont posé pour lui à  plusieurs reprises, mais on en déduit peut-être un peu vite des liens d'amitié. De même l'image aseptisée d'un Goldie sur un pied d'égalité avec les maoris pâtit de certaines anecdotes, comme celle (3) qui le montre les enfermant à clef dans son atelier pour sortir déjeuner tranquille.

Rien ne garantit donc que le sourire de Te Wharepu dans All ‘e Same T’e Pakeha est un sourire de connivence amicale - mais on ne peut non plus considérer le tableau comme une de ces caricatures méprisantes où les dessinateurs néo-zélandais de l'époque se gaussaient de maoris singeant les colons.

Goldie faisait généralement porter à ses maoris des couvertures ou des tuniques, accessoires de son atelier, mais ce n'était pas toujours le cas, voir par exemple plus haut le portrait du chef Patara te Tuhia intitulé A hot day. Or, comme le relève Leonard Bell (4), Goldie a pris soin de peindre à Te Wharepu un costume européen qui n'a rien de comique ni d'inélégant. D'où l'ambigüité de la narration qui sous-tend le portrait - est-ce le peintre et le spectateur qui se moquent d'un indigène habillé comme le colon, ou  est-ce le maori qui renvoie ironiquement aux européens leur propre image ?

Impression renforcée par le titre du tableau. "All ‘e Same T’e Pakeha" peut avoir deux significations, soit "tous les pakeha (européens) se ressemblent", soit encore "ainsi habillé je ressemble à un pakeha". Mais dans un cas comme dans l'autre le trait d'esprit est à double sens, et cela d'autant plus que les deux traductions possibles de ce pidgin anglo-maori se contaminent entre elles pour le spectateur. Que les européens se ressemblent aux yeux d'un maori, cela ne fait que refléter le regard colonial, surtout dans le cas d'un indigène lui-même habillé en européen... Et qu'un chef maori se déclare pareil aux colons, sur la base de son seul vêtement, cela n'est pas tant dévalorisant pour lui que pour  les pakeha qui sont ainsi réduits à la rigidité de leur carapace - et à son uniformité puisqu'ils sont tous pareils... Ajoutons que ce portrait rend Te Wharepu tête haute et de face, chose rare chez Goldie, et sans donner aucune impression de résignation.



Charles Frederick Goldie - Darby and Joan, 1903
"Darby and Joan" sont des personnages récurrents de la poésie anglaise, désignant un vieux couple uni, comme Philémon et Baucis, par la tendresse mutuelle. Ici Joan est représentée par Ina Te Papatahi, de l'iwi (tribu) de Nga Puhi et Darby par la figure amo ornant la maison commune, whare runanga, désertée.


Si on y réfléchit, Te Wharepu retourne le regard, retourne la plaisanterie - et retourne même l'oeuvre d'art puisqu'il porte gravé le moko, art maori par excellence dont on sait  par ailleurs qu'en tant que tatoueur il le maîtrisait parfaitement. Le tableau de Goldie est-il une appropriation-captation de ce moko, ou est-ce l'inverse ? 

Etrange portrait donc, et succès intrigant puisque ce tableau fut considéré dès sa première exposition comme le meilleur de son auteur. A première vue, une plaisanterie dévalorisante sur l'assimilation (5), immédiatement démentie par une foule de détails, et par cette évidence : l'indigène regardant son spectateur pakeha dans les yeux et dans un espace pictural rendu le plus direct possible, tout en l'apostrophant de cette plaisanterie tordue dont le sens profond peut aussi bien être qui es-tu, toi aussi qui me peins et me contemples ? Le regard colonial, renvoyé.

A un siècle de distance, coiffé d'un melon pour un salaire qu'on espère équitable, un vieux guerrier nous fixe en souriant, arborant sa montre de gousset en or, sa dent de requin et son pendant d'oreille en jade pounamu. Il dit que tous les colons se ressemblent et, pour sa part, il porte sa carte d'identité sur le visage. On ne m'ôtera pas de l'idée que le seul à connaître le fin mot de la plaisanterie, c'est lui.



(1) Encore que certains historiens datent les derniers coups de feu de 1916. Il en est du Maoriland comme de toutes les autres colonies - quand on jette un coup d'oeil dans les coulisses de l'histoire, on s'aperçoit que la révolte n'a jamais cessé.

(2) Le moko traditionnel est porteur d'informations variées sur la généalogie de l'individu (sur le versant maternel ou paternel selon le côté du visage), son statut, son clan, ses aptitudes... Il est en même temps une médiation entre l'individu et les forces qui le dépassent.

(3) Rapportée par Alfred Hill, cité par Leonard Bell, The colonial paintings of Charles Frederick Goldie in the 1990s : the postcolonial Goldie and the rewriting of history, Cultural studies vol. 9, p. 41.

(4) Leonard Bell : Looking at Goldie, face to face with 'All 'e same T'e Pakeha', in Double vision, art histories and colonial histories in the Pacific, Nicholas Thomas and Diane Losche ed., Cambridge University Press, 1999. Superbe étude de ce tableau, dont je reprends les grandes lignes. On peut rêver d'un travail semblable sous la plume d'un historien de l'art français, par exemple sur les Femmes d'Alger dans leur appartement.

(5) On sait que l'assimilation de l'indigène est une injonction paradoxale  : plus il fera d'effort pour ressembler au colonisateur, plus il se signalera comme irrémédiablement différent.

2 commentaires: