03/04/2009

Portrait craché : Elle dessinait très bien, et composait des romances charmantes...



Elisabeth Vigée-Lebrun - La Comtesse Golovine, 1798



"Le peuple russe est laid en général, mais il a une tenue à la fois simple et fière, et ce sont les meilleures gens du monde. On ne rencontre jamais un homme ivre, quoique leur boisson habituelle soit de l'eau-de-vie de grain. La plupart se nourrissent de pommes de terre, et force ail mêlé d'huile, qu'ils mangent avec leur pain, en sorte qu'ils infectent, bien qu'ils aient l'usage de se baigner tous les samedis. Cette pauvre nourriture ne les empêche pas de chanter à tue-tête en travaillant ou en menant leurs barques, et ce peuple m'a bien souvent rappelé ce qu'au commencement de la révolution disait un soir chez moi le marquis de Chastellux: «Si on leur ôte leur bandeau, ils seront bien plus malheureux!» (...)

(...)Plusieurs fermiers sont aussi fort riches. Je me souviens qu'arrivant un jour pour dîner chez le comte Golovin, je trouvai dans le salon un grand et gros homme qui avait tout-à-fait l'air d'un paysan renforcé. Quand on eut annoncé le dîner, je vis cet homme se mettre à table avec nous, ce qui me parut extraordinaire, et je demandai à la comtesse qui il était: «C'est, me dit-elle, le fermier de mon mari, qui vient lui prêter soixante mille roubles pour que nous puissions satisfaire à quelques dettes; l'obligeance de ce bon fermier vaut bien le dîner que nous lui donnons.» Rien n'était plus naturel en effet; ce qui pouvait me le paraître un peu moins, c'est que le comte Golovin, avec une fortune aussi considérable que la sienne, pût avoir besoin de l'argent de son fermier; mais je n'en étais plus à apprendre avec quelle facilité les seigneurs russes dépensent leur revenu; il faut dire, à la vérité, qu'ils sont infiniment plus magnifiques que les Français. Il résulte toutefois de ce luxe extraordinaire, auquel le nôtre ne peut être comparé, que, pour être payé quand ils vous doivent, il faut aller chez eux vers le 1er janvier, ou vers le 1er juillet, époques où ils touchent le revenu de leurs terres; autrement, on court risque de les trouver sans argent. Tant que je suis restée dans l'ignorance de cet usage, j'ai souvent attendu le paiement des portraits que j'avais faits. Au reste, le comte Golovin dont je parle, était le meilleur homme du monde; mais il n'avait aucun ordre. Par exemple, il acceptait tous les placemens qu'on lui offrait; car pour son malheur, on avait beaucoup de confiance en lui. Il tenait compte exactement de l'intérêt à dix pour cent, (taux ordinaire à Pétersbourg), puis au lieu de faire valoir ces fonds de manière ou d'autre, il les gardait dans une cassette, pour s'en servir s'il s'en présentait l'occasion; en sorte qu'on m'a dit qu'à sa mort, lorsque l'on ouvrit cette cassette, on y trouva de quoi payer la plus grande partie de ce qu'il devait.

La comtesse Golovin était une femme charmante, pleine d'esprit et de talens, ce qui suffisait souvent pour nous tenir compagnie; car elle recevait peu de monde. Elle dessinait très bien, et composait des romances charmantes, qu'elle chantait en s'accompagnant du piano. De plus, elle était à l'affût de toutes les nouvelles littéraires de l'Europe, qui, je crois, étaient connues chez elle aussitôt qu'à Paris. Elle avait pour amie intime la comtesse Tolstoi qui était belle et bonne, mais beaucoup moins animée que la comtesse Golovin; et peut-être ce contraste dans leur caractère avait-il formé et cimenté leur liaison."

Souvenirs de Madame Louise Elisabeth Vigée-Lebrun, Paris, 1835
tome second, Chapitre XVIII
: Le froid à Pétersbourg.--Le peuple russe.--La douceur de ses moeurs.--Sa probité.--Son intelligence.--Les femmes de marchands russes.--Le comte Golovin.--La débâcle de la Néva.--Les salons de Pétersbourg.--Le théâtre.--Madame Hus.--Mandini.--La comtesse Strogonoff.--La princesse Kourakin.

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