La statue est l'oeuvre d'Emil Venkov. Elle a été érigée à Poprad (Slovaquie) en 1988. L'année suivante, on l'a mise dans une décharge après la révolution de velours.
Lewis E. Carpenter était originaire d'Issaquah dans l'état de Washington, USA, et il enseignait à Poprad. Il tomba sur la statue qui gisait face contre terre en attendant d'être fondue au prix du bronze, et ce fut le coup de foudre. Il l'acheta en 1993 (13.000 US.$), la fit découper et expédier (41.000 US.$) après avoir hypothéqué sa maison pour payer le tout.
En février 1994, la statue se trouvait toujours dans l'arrière-cour de Lewis Carpenter quand il mourut dans un accident de la circulation. Ses héritiers la firent installer à un carrefour de Fremont, quartier de Seattle, près d'un glacier et d'un restaurant Taco del Mar. Elle est toujours à vendre, elle vous coûtera dans les 250.000 US$, dont une partie servira à financer les projets culturels de la ville.
Mettez-vous à la place de Lénine, il ne s'attendait pas à se retrouver là. Evidemment il y eut un temps où le Tsar revendiquait ce territoire, un temps où la frontière russo-mexicaine était bien au sud de Seattle, sur la Russian River dans le comté de Sonoma. Mais contrairement à la Californie du Nord l'état de Washington n'a jamais vraiment été russe, et de toute façon Vladimir Ilitch n'était pas encore né que même l'Alaska avait été vendu aux Yankees.
Au début il y a bien eu des polémiques, Lénine à Seattle, etc. Mais les gens du quartier ont une longue tradition contre-culturelle derrière eux, même si la People's Republic of Fremont s'est gentiment boboïfiée comme tant d'autres.
Petit à petit Lénine est entré dans les habitudes, à côté du Troll de Fremont; à Noël on l'entoure de guirlandes lumineuses, auxquelles on ajoute une jolie étoile rouge.
Dans d'autres occasions on l'habille en clown, ou encore en Drag Queen.
Et évidemment on prend des photos souvenirs...
...qui parfois font irrésistiblement penser à de vieux clichés du bon temps soviétique.
Quant à Lénine, tout cela n'a pas trop l'air de lui déplaire. Si vous voulez savoir, il se dit qu'il pourrait prendre sa retraite de statue à Fremont.
Ecouter le chant des oiseaux. Sentir à l'automne les feuilles rougies tomber sur sa casquette. Et quelquefois le soir, quand monte la brise du Pacifique, penser...
Peut-être aussi que chez les gentils bohêmes de Fremont Lénine a apprécié une qualité qui jusqu'ici ne faisait pas partie de ses vertus premières. La tolérance... après tout, c'est la première fois que des gens acceptent sa statue sans y être obligés.
Accepté... Pas exactement ça. Profitant de ce que personne ne le regarde du restaurant ou du glacier, Lénine se découvre et se gratte la tête (ça fait du bien, pensez, vingt ans sous cette fichue casquette de bronze) pas accepté, non... adopté, les Américains ont une expression pour ça, vous savez, you belong here, now...
Il lui reste pourtant une inquiétude.
Ce Frêche. Il est venu à Seattle et il a fait des déclarations. Il voulait acheter la statue, l'emmener où déjà ?
- à Montpellier, Vladimir Ilitch.
- c'est ça...je ne suis jamais allé à Montpellier...
- Tout compris, c'est presque aussi grand que Seattle, mais la mer est un peu plus loin.
- Je serais bien accueilli là-bas ?
- Ca dépend, le Figaro est plutôt contre...
- Je connais le Figaro... mais ce Frêche, il a une biographie chez nous ?
- oui, Vladimir Ilitch, il a été membre de la Fédération des Cercles Marxistes-Léninistes de France dans les années soixante, des mao-staliniens...
- Mmmm... Joseph Vissarionovitch, je connais... comme Léon Davidovitch... ces deux-là étaient des autocrates, des administratifs dans l'âme... aussi expéditifs l'un que l'autre... Mais Joseph Vissarionovitch...
- Oui, Vladimir Ilitch ?
- Il était plus dangereux, parce qu'il était habile !
- Oui, Vladimir Ilitch. Ne vous énervez pas, vous pourriez abîmer le bronze.
- Mais tu as vu ce que dit ce Frêche ? " On assiste aujourd'hui à une dépolitisation de la société. Ainsi l'installation d'une telle statue va-t-elle interpeller la jeunesse sur l'histoire politique" Ce type là croit qu'on persuade les gens en les obligeant à regarder des statues - je sais de quoi je parle, on m'a élevé des statues pendant soixante-cinq ans, et tout ça s'est très mal terminé !
- Oui, Vladimir Ilitch, il dit aussi que vous avez fait des erreurs, mais que vous êtes entré dans l'histoire.
- Et d'après toi, je suis entré dans l'histoire malgré mes erreurs ou à cause d'elles ?
- Vladimir Ilitch, je vous en prie, calmez-vous, vous savez ce qui se passe quand vous vous mettez en colère...
- Ce que je veux dire, c'est qu'ériger des statues à des gens n'aide pas à comprendre les erreurs qu'ils ont faites !
- Vous savez, Vladimir Ilitch, Frêche n'a peut-être pas dit exactement ça, et puis même s'il l'a dit il peut encore changer d'avis...
- Tu sais, j'aimais bien ce gars, là, ce Lewis E. Carpenter... tu crois que ce Frêche hypothèquerait sa maison pour trouver 250.000 US$ ?
- Je ne sais pas trop, Vladimir Ilitch, mais à première vue je dirais que non...
Lénine hausse ses épaules de bronze. Il remet sa casquette en poussant un soupir. Dans le soir qui tombe, il promène son regard sur les bouffeurs de tacos et les adolescents rebelles. Il sourit. Je crois qu'il pense à Inessa Armand.
Dieu est grand, et je suis toute petite est un film de Pascale Bailly, avec Audrey Tautou, et sans Lénine.
Lewis E. Carpenter était originaire d'Issaquah dans l'état de Washington, USA, et il enseignait à Poprad. Il tomba sur la statue qui gisait face contre terre en attendant d'être fondue au prix du bronze, et ce fut le coup de foudre. Il l'acheta en 1993 (13.000 US.$), la fit découper et expédier (41.000 US.$) après avoir hypothéqué sa maison pour payer le tout.
En février 1994, la statue se trouvait toujours dans l'arrière-cour de Lewis Carpenter quand il mourut dans un accident de la circulation. Ses héritiers la firent installer à un carrefour de Fremont, quartier de Seattle, près d'un glacier et d'un restaurant Taco del Mar. Elle est toujours à vendre, elle vous coûtera dans les 250.000 US$, dont une partie servira à financer les projets culturels de la ville.
Mettez-vous à la place de Lénine, il ne s'attendait pas à se retrouver là. Evidemment il y eut un temps où le Tsar revendiquait ce territoire, un temps où la frontière russo-mexicaine était bien au sud de Seattle, sur la Russian River dans le comté de Sonoma. Mais contrairement à la Californie du Nord l'état de Washington n'a jamais vraiment été russe, et de toute façon Vladimir Ilitch n'était pas encore né que même l'Alaska avait été vendu aux Yankees.
Au début il y a bien eu des polémiques, Lénine à Seattle, etc. Mais les gens du quartier ont une longue tradition contre-culturelle derrière eux, même si la People's Republic of Fremont s'est gentiment boboïfiée comme tant d'autres.
Petit à petit Lénine est entré dans les habitudes, à côté du Troll de Fremont; à Noël on l'entoure de guirlandes lumineuses, auxquelles on ajoute une jolie étoile rouge.
Dans d'autres occasions on l'habille en clown, ou encore en Drag Queen.
Et évidemment on prend des photos souvenirs...
...qui parfois font irrésistiblement penser à de vieux clichés du bon temps soviétique.
Henri Cartier-Bresson - Effigie monumentale de Lénine au Palais d'hiver, Léningrad, 1973
Quant à Lénine, tout cela n'a pas trop l'air de lui déplaire. Si vous voulez savoir, il se dit qu'il pourrait prendre sa retraite de statue à Fremont.
par Steve Longus, sous creative commons
Ecouter le chant des oiseaux. Sentir à l'automne les feuilles rougies tomber sur sa casquette. Et quelquefois le soir, quand monte la brise du Pacifique, penser...
...à Inessa Armand.
Peut-être aussi que chez les gentils bohêmes de Fremont Lénine a apprécié une qualité qui jusqu'ici ne faisait pas partie de ses vertus premières. La tolérance... après tout, c'est la première fois que des gens acceptent sa statue sans y être obligés.
Accepté... Pas exactement ça. Profitant de ce que personne ne le regarde du restaurant ou du glacier, Lénine se découvre et se gratte la tête (ça fait du bien, pensez, vingt ans sous cette fichue casquette de bronze) pas accepté, non... adopté, les Américains ont une expression pour ça, vous savez, you belong here, now...
Il lui reste pourtant une inquiétude.
Ce Frêche. Il est venu à Seattle et il a fait des déclarations. Il voulait acheter la statue, l'emmener où déjà ?
- à Montpellier, Vladimir Ilitch.
- c'est ça...je ne suis jamais allé à Montpellier...
- Tout compris, c'est presque aussi grand que Seattle, mais la mer est un peu plus loin.
- Je serais bien accueilli là-bas ?
- Ca dépend, le Figaro est plutôt contre...
- Je connais le Figaro... mais ce Frêche, il a une biographie chez nous ?
- oui, Vladimir Ilitch, il a été membre de la Fédération des Cercles Marxistes-Léninistes de France dans les années soixante, des mao-staliniens...
- Mmmm... Joseph Vissarionovitch, je connais... comme Léon Davidovitch... ces deux-là étaient des autocrates, des administratifs dans l'âme... aussi expéditifs l'un que l'autre... Mais Joseph Vissarionovitch...
- Oui, Vladimir Ilitch ?
- Il était plus dangereux, parce qu'il était habile !
- Oui, Vladimir Ilitch. Ne vous énervez pas, vous pourriez abîmer le bronze.
- Mais tu as vu ce que dit ce Frêche ? " On assiste aujourd'hui à une dépolitisation de la société. Ainsi l'installation d'une telle statue va-t-elle interpeller la jeunesse sur l'histoire politique" Ce type là croit qu'on persuade les gens en les obligeant à regarder des statues - je sais de quoi je parle, on m'a élevé des statues pendant soixante-cinq ans, et tout ça s'est très mal terminé !
- Oui, Vladimir Ilitch, il dit aussi que vous avez fait des erreurs, mais que vous êtes entré dans l'histoire.
- Et d'après toi, je suis entré dans l'histoire malgré mes erreurs ou à cause d'elles ?
- Vladimir Ilitch, je vous en prie, calmez-vous, vous savez ce qui se passe quand vous vous mettez en colère...
- Ce que je veux dire, c'est qu'ériger des statues à des gens n'aide pas à comprendre les erreurs qu'ils ont faites !
- Vous savez, Vladimir Ilitch, Frêche n'a peut-être pas dit exactement ça, et puis même s'il l'a dit il peut encore changer d'avis...
- Tu sais, j'aimais bien ce gars, là, ce Lewis E. Carpenter... tu crois que ce Frêche hypothèquerait sa maison pour trouver 250.000 US$ ?
- Je ne sais pas trop, Vladimir Ilitch, mais à première vue je dirais que non...
Lénine hausse ses épaules de bronze. Il remet sa casquette en poussant un soupir. Dans le soir qui tombe, il promène son regard sur les bouffeurs de tacos et les adolescents rebelles. Il sourit. Je crois qu'il pense à Inessa Armand.
Dieu est grand, et je suis toute petite est un film de Pascale Bailly, avec Audrey Tautou, et sans Lénine.
Lénine est entré dans l'Histoire, mais bon, on a occulté ses actions sombres... Donc, sa statue, démesurée, peut bien finir à la benne. Quant à ces Américains de Frémont, ils sont incroyables : se posent-ils des questions sur le personnage politique représenté ? Qu'en savent-ils ? Quant à Georges il n'a pas eu le temps de mettre son projet de rapatriement en oeuvre et c'est bien mieux comme ça. Il manquerait plus qu'on installe par-ci par-là, en France, des statues de ces hommes qui ont nié et bafoué la vie humaine.
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